The wicked remaketh when none asketh for it

À l'heure où j’écris ces lignes, le remake "live-action" du Roi Lion vient officiellement de passer la barre du milliard de dollars de recettes dans le monde, faisant même mieux que l'original aux USA. Loin de moi l’idée de jeter la pierre aux multitudes s’étant jetées dans les salles pour aller le voir ces deux dernières semaines; si vous avez pris du bon temps, tant mieux car c'est l'objectif. N'ayant moi-même pas vu le film, je ne peux me prononcer sur sa qualité – d'ailleurs là n'est pas le sujet, ceci est une critique de True Grit des frères Coen après tout, pas du Roi Lion de Jon Favreau.


Il n'empêche, ce succès me déprime. Il me déprime car il vient parachever le culte de la redite qu'Hollywood, dans sa grande fainéantise intellectuellement, entretient depuis plusieurs années, Disney les premiers. Il vient confirmer que la mode est à la nostalgie, et que l'originalité peut retourner dans son placard. Seuls les reboots, spinoffs, sequels, prequels et autres anglicismes douteux sont les bienvenus au club VIP de la rentabilité.


Si je commence par ce long préambule, ce n'est pas par désir de cracher ma bile (bon, un peu quand même, d'autant qu'entretemps je viens d'apprendre qu'il est question d'un nouveau Home Alone…) mais au contraire pour préciser que j'ai beau déplorer l'état actuel du cinéma américain, je ne suis pas opposé par principe à l'idée de refaire un film. Au risque d'enfoncer une porte ouverte, il y a moyen, pour un artiste inspiré et avisé, d'apporter sa touche personnelle à un objet préexistant en le réactualisant et/ou le réadaptant à un public visé. C'est exactement ce que Joel et Ethan Coen ont fait en 2010 avec True Grit, que je considère non seulement comme l'un des meilleurs remakes jamais réalisés, mais aussi comme un des films les plus sous-cotés de leur riche cinématographie et l'un des meilleurs westerns du XXIème siècle.


Le point de départ est le même que pour l'original d'Henry Hathaway en 1969 (titre français : 100 Dollars pour un Shériff), lui-même adapté du roman du même nom de Charles Portis : un couard du nom de Tom Chaney a assassiné le père de Mattie Ross, alors âgée de quatorze ans, avant de s'acoquiner avec la bande de hors-la-loi de Lucky Ned Pepper. Opiniâtre et sans peurs, Mattie engage l'US Marshal Reuben "Rooster" Cogburn, un gunslinger ronchon et alcoolique mais toujours redoutable, pour passer la Frontière au peigne-fin à la recherche de la bande. Le duo se transforme en un trio encore plus atypique lorsque LaBoeuf (prononcez Labif), un Texas Ranger hâbleur qui traque Chaney depuis plusieurs mois pour le meurtre d'un sénateur, se joint à eux pour ce qui s'annonce comme une course-poursuite pleine de rebondissements, certains amusants, d'autres carrément tragiques…


De fait, la balance entre les deux styles est, à mon sens, l'un des aspects le plus réussis du film, et une constante chez les Coen, lesquels ont tendance à battre de l'aile lorsqu'ils basculent un peu trop vers la comédie (Hail Caeasar!, Ladykillers – tiens, un autre remake, complétement raté celui-là) ou le drame (Inside Llewyn Davis – désolé, je sais qu'il est apprécié, mais je le trouve trop auto-complaisant). Ici, l'équilibre est parfait, l'humour typiquement noir des Coen (la pendaison du début, les multiples répliques d'anthologie de Rooster, les gaffes de LaBoeuf) se mariant idéalement aux scènes plus sinistres et violentes (les doigts de Domhall Gleeson, le serpent) pour un résultat plaisant mais brutal, comme il sied à tout bon western qui se respecte. Je déplorais néanmoins récemment, dans ma critique du Silverado de L. Kasdan, qu'il s'agissait d'un genre qui se prend souvent très au sérieux, ce qui ne me fait apprécier le ton léger conféré par les Coen que davantage.


Au-delà du concept en soi, la structure de base est peu ou prou la même que dans le film d'Hathaway, du début jusqu'à la fin, bien que le True Grit de 2010 n'ait rien du copier/coller plan-par-plan à la Psychose de Gus Van Sant. Outre sa mise-en-scènes incontestablement plus moderne, l'adaptation des frères Coen bénéficie d'un casting plus inspiré et d'un traitement plus intelligent du scénario. Commençons donc par les acteurs : le western a beau être mon genre préféré, je ne peux pas piffrer John Wayne. Il ne sait "jouer" qu'une seule chose, le héros américain bien viril, sans peurs et sans reproches. Cela passe à peu près sur un registre épique comme celui de Rio Bravo ou She wore a yellow ribbon, mais pas dans le rôle beaucoup plus moralement ambigu de Rooster Cogburn ; oh, et au passage, john Wayne n'est pas drôle, en tout cas pas quand il essaie de l'être.


Fort heureusement, Jeff Bridges corrige tout cela (dernier aparté, si je puis me permettre : n'est-il pas ironique que Bridges succède à Wayne, lui dont le père Lloyd avait tourné dans High Noon, film considéré comme "anti-américain" par Wayne ?), et avec la manière. Tour-à-tour grossier, généreux, brutal, généreux, menteur, courageux, effrayant et paternel, "le coq" justifie en bien des occasions son surnom, tout en le démentant en d'autres, et Bridges fait mouche à chaque fois. Sa version du Marshal borgne n'est ni plus idéaliste ni plus politiquement correcte que celle de Wayne, mais elle est incontestablement plus humaine et plus divertissante.


Ses partenaires à l’écran ne sont pas en reste; quelle entrée en matière pour Hailee Steinfeld ! La Mattie Ross de 1969 était naïve et infantile, celle de 2010 est un garçon manqué, dure au mal et en affaires, bien que Steinfeld joue son rôle avec suffisamment de malice et de vulnérabilité pour ne pas tomber dans la caricature antipathique. De capital-sympathie, Matt Damon n'en manque pas non plus dans le rôle de LaBoeuf, surtout au fur et à mesure que l'aventure progresse. C'est la marque d'un grand acteur et d'un véritable caméléon que de d'abord s'effacer derrière un rôle de clown pour le faire gagner en épaisseur, petit à petit, tout en restant organique et sans sacrifier son pouvoir de faire rire. Josh Brolin et Barry Pepper excellent également En Tom Chaney et Lucky Ned respectivement, bien que pour ce dernier je crois que je préfère légèrement l'interprétation de Robert Duvall…


Tous ces comédiens de génie ont également la chance de disposer d'un script à mon sens beaucoup plus fin et intelligent que les commentaires sur ce site ne le laissent à penser : une moyenne de 7.1 et une pluie de "c'est pas mal, divertissant et bien filmé, mais sans plus" ne rendent pas l'hommage qu'il mérite à un film qui s'inscrit clairement, mais avec un humour bien à lui et même une touche de mélancolie, dans la lignée des néo-westerns dits "révisionnistes", plus matures et égalitaires. Le mauvais traitement des Amérindiens, la corruption, les plaies non refermées de la Guerre Civile, le culte de la violence… autant de sujets à controverse abordés par True Grit, sans les marteler mais avec suffisamment d'acidité pour laisser une empreinte.


La fin est particulièrement révélatrice, en ce qu'elle est radicalement opposée à celle de la version d'Hathaway, classique parmi les classiques, qui voyait Rooster Cogburn chevaucher vers le soleil couchant, revigoré par son aventure au service de la pauvre orpheline. 2010 : "I've grown old", se lamente Jeff Bridges, qui après cette expérience éreintante à laquelle il a survécu de justesse, rejoint la troupe du cirque Barnum, pour épater les enfants avec son adresse au tir, en compagnie de Cole Younger et Frank James, ses vieux compagnons d'arme au passif encore plus douteux… les légendes de l'ouest reconvertis en bêtes de foire, tel était également le sujet de la BD Texas Jack (https://www.senscritique.com/bd/Texas_Jack/critique/184426481 - j'avais même fait référence aux Coen pour le titre, coïncidence!) sortie récemment. Quant à Mattie Ross, elle termine le remake non avec le bras en écharpe, mais carrément amputée.


Ainsi, d'un énième produit de l'âge d'or du western alors en perte de vitesse, Joel et Ethan Coen ont signé une petite merveille de remake, presque un cas d'école, en l'agrémentant non seulement de leur patte personnelle, à savoir un humour noir décapant, mais en le mettant au diapason d'un genre beaucoup plus porté sur l'autocritique qu'autrefois… pour finalement délivrer le même message que l'original de 1969 : oui, Mattie Ross et Rooster Cogburn ont "True Grit", "du cran", et c'est avec ce genre de personnages que l'Amérique s'est construite. Mais là où l'ancien préférait partir de ce postulat pour tirer une fable romantique et bien-pensante, le nouveau établit un constat amer, celui du mercantilisme associé au sensationnalisme. La postérité a si bien retenu les Rooster Cognurn, Calamity Jane et autres Buffalo Bill que tout ce qu'elle sait faire de nos jours, c'est de le recycler encore et toujours... comme le disait Mattie en début de film : "rien n'est gratuit en ce monde, si ce n'est la grâce de Dieu"...

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le 7 août 2019

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Szalinowski

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