Il est certains films qu’on est ravi d’avoir vus, sans pour autant avoir envie de leur mettre une note.


Parce que les raisons du plaisir n’ont pas grand-chose à voir avec un avis ou un jugement critique. Parce que la satisfaction ne provient pas du divertissement, mais d’une sorte d’accomplissement dans une perspective globale de culture ; d’une compréhension plus large de l’Histoire, en un sens, par l’ajout d’une brique dans le long parcours d’un art récent, mais très tôt jalonné d’étapes fondamentales, qui définiront bien des directions prises par la suite.


Un chien andalou appartient évidemment à cette catégorie : coup d’éclat surréaliste, il affirme avec une insolence libertaire la possibilité d’une poésie cinématographique, et la modernité d’un courant en phase avec son temps. Il propulse le cinéma, qui vient de basculer vers le parlant, dans une dimension qui s’affranchit de tout cadre strict (un récit, une logique, une temporalité, un propos) et impose au lecteur d’abandonner ses grilles de lecture traditionnelle. Regarder ce film, c’est remonter le courant aux origines, et saluer avec admiration l’audace, la provocation et l’inspiration débridée de deux créateurs (Luis Buñuel et Salvador Dali) qui puisent dans leurs rêves et leurs obsessions les motifs qui marqueront l’imaginaire poétique.


Il n’est pas nécessaire de tenter d’expliquer chaque motif : de la même manière que les essais pour interpréter les rêves relèvent souvent de la pure spéculation, les images qui composent ce court métrage fonctionnent comme un électrochoc, et s’imposent avant tout comme une contradiction à l’ordre établi. La violence, le désir, la liberté s’expriment ainsi par des détournements, les jeux de l’illusion, un corps touché se dénudant automatiquement (on pense aux fantasmes qu’on retrouvera chez Jean Vigo dans À propos de Nice), l’association d’idée (une aisselle poilue se transformant en oursin, puis remplaçant la bouche du personnage masculin), l’abrogation de l’espace (une porte donne sur une plage) et du temps (les cartons voyageant de manière aléatoire, dans la temporalité). La révolte, elle aussi, contre le cadre strict des conventions occasionne de belles images : les pianos à queue sur lesquels gisent un âne mort, des séminaristes encordés, ou un flic perdu parmi la foule en contre plongée. Une certaine idée de la beauté se poursuit ici, sur le modèle séminal posé par Lautréamont, qui la définissait comme « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie. »


Les élans se font résolument par la violence : celle du désir, celle à l’encontre de soi-même (l’homme tuant son double), celle d’une certaine angoisse face à la mort (les fourmis qui rongent la main), mais dans un élan qui reste, quoi qu’il arrive, vital. Ainsi de cette image insoutenable qui voit un œil tranché par un rasoir, invitation probable, (encore par la dissection…) à déchirer l’écran pour accéder à un au-delà du conscient, ou de ces livres qui se transforment en révolvers. La richesse de l’imaginaire humain s’appréhende avec sidération ; et l’artiste tente, avec malice, admiration et goût du risque, d’en restituer le fracas.

Le 25 janvier 2021

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