Un silence
5.8
Un silence

Film de Joachim Lafosse (2023)

Joachim Lafosse fait parti de ces metteurs en scène qui, au fur et à mesure de leur carrière, ont pour moi commencé à forger un réel sentiment d’attente, autant pour la qualité intrinsèque des films qu'il réalise que leur contenu, leur ton et/ou leur thématique. Or, le réalisateur flamand a maintes et maintes fois parlé d’un sujet en apparence commun, mais souvent tourné vers une facette peu reluisante, oscillant entre le malaise et le lugubre, et ce thème c’est celui de la famille. En toile de fond comme liant d’une œuvre, la famille ou le sentiment de famille c’est pour moi un des thèmes qui intéresse le plus le metteur en scène, bien qu’il soit loin d’en rester à l’image commune et proprette à laquelle nous sommes tous plus ou moins habitués. La famille chez Lafosse ne respire pas toujours le glauque ou le mal-être, mais il y a toujours quelque chose qui ne va pas, qui empêche l’union et l’harmonie idyllique d’un couple bien sous tout rapport comme dans Les Intranquilles, une manière de subtilement distiller la tempête dans un film à l’esthétique malgré tout assez calme. Pourtant dans Un Silence, la tempête ne sera pas aussi subtile ou du moins, pas aussi tranquille que ce que la caméra du réalisateur peut laisser croire, et elle irradie petit à petit l’image dans ce qui est selon moi, l’une de ses œuvre les plus déboussolante, sinistre, mais aussi captivante qu’il ai pu servir sur grand écran.

Un Silence raconte l’histoire d’Astrid Schaar, mère de Raphaël et femme de François, un célèbre avocat qui a entre les mains un dossier brûlant et qui va peu à peu faire ressortir un secret. Un secret en lien avec cette affaire, une affaire qui va bouleverser l’équilibre familial, qui tenait pourtant sur ce qui reste un secret de polichinelle. C’est un point que j’aime beaucoup dans Un Silence, qui n’a au final de silencieux que le nom en dépit de sa scène d’introduction, le long-métrage est très verbeux, et les personnages parlent presque trop pour leur propre bien, et c’est certains lapsus qui vont faire évoluer notre perception de ce couple. Perception qui tient plus en haleine que le mystère entourant le long-métrage, et qui devient de plus en plus dense mais aussi de plus en plus ambiguë, de plus en plus troublant, et de plus en plus dérangeant, car le metteur en scène sort de sa zone de confort les personnages qu’il écrit, les met face à leur morale et le spectateur nez à nez avec un sentiment d’ambivalence constant. Perception car Astrid et François savent, et la narration va bien plus s’attarder sur leur manière de se compromettre, entraînant avec eux leur fils, le seul à être encore vierge de toute vérité, et qui est par conséquent celui qui va tomber le plus haut. Mon raisonnement tient en particulier sur la scène d’intro d’Un Silence, un plan séquence fixe, dans la voiture d’Astrid. Elle conduit sans un mot, comme tout le monde en fait, mais d’un coup elle se gare et s’effondre ; tout ce qu’on s’apprête à découvrir s’est déjà passé, le film étant construit comme un long flash-back, où l’on va nous aussi voir cette famille en apparence banale, mais qui n’attend qu’un souffle pour s’effondrer et se déchirer. L’aide qu’on prescrit à Astrid par rapport à son fils apparaît alors d’une toute autre manière que si le film avait été linéaire, car cette dernière ne va pas l’aider, mais du moins le préserver, et cette simple phrase prend une tournure extrêmement amère. En bref, Un Silence est un film qui parle de faux-semblants, dans un quotidien en apparence propret mais qui ne tient sur rien d’autre qu’un secret, c’est une œuvre qui parle de la famille oui, mais qui en fait un portrait nihiliste dans ses rapports de force, le père qui protège financièrement (par son travail) sa famille les compromet, la mère qui devait protéger son fils ne fait que retarder l’inévitable, et face à ça, le fils, on le comprend très vite, va faire imploser l’ensemble.

Bon, maintenant que je vous ai parlé du fond du film, de ce qu’il raconte en substance, parlons de ce que raconte littéralement le film, mais surtout comment il le raconte, quels sont les idées d’écriture mises en place par le Joachim Lafosse pour arriver à ses fins ; et donc aux conclusions que j’ai pu vous apporter ici. Tout d’abord, il y a la question du portrait de famille, ici du fils, de la mère et du père, vivant tous à leur rythme, au sein de cette grande maison bourgeoise qui devient petit à petit, le cœur du récit. En effet, cette maison c’est au sens propre un foyer, mais aussi au sens figuré, c’est un lieu protecteur, où le secret qui habite cette famille peut vagabonder, au gré des actions des personnages qui semblent s’efforcer à cacher ce que le spectateur comprend petit à petit. Et justement dehors, il y a les journalistes, qui veulent en savoir plus sur le dossier que tient dans les mains François, qui ont une présence omniprésente dans le récit, plus dans ce qu’ils représentent que le scripte en lui-même : une source de vérité qui s’efforce à attendre devant les grilles de la maison. Tout cela se traduit par un suspens sourd mais lourd, car faux-semblant oblige, même si les actions concrètes des personnages sont pour la plupart banales, cela n’empêche pas à ce secret de circuler, et de petit à petit venir corrompre ce lieu et les activités qui s’y passent ; le travail de la femme de ménage, la chambre de l’ado, etc, tout devient propice au malaise et surtout de méfiance envers tout agissement de tel ou tel personnage. Ainsi, si jusque-là, je parle du fond d’Un Silence, mais ce fond vient s’entrechoquer avec la forme, car c’est de là que viennent les sources de malaise, d’angoisse et d’incertitudes qu’arrive à insuffler le réalisateur autour de cette famille. La question n’est plus dès lors, quel est ce foutu secret, qu’est-ce qui cloche, mais bien la manière dont les choses vont se délier ; et de voir cette spirale infernale devenir de plus en plus inéluctable pour venir tordre autant les personnages que la gorge du spectateur. Car pour rappel, tout ce qu’on voit est un flash-back, on sait très bien que tout ça va mal finir, et l’exercice d’empathie sans en prendre un coup devient encore plus pervers mais aussi passionnant dans la caractérisation des personnages de cette famille. Cependant, là où j’émettrai un bémol, c’est sur le reste des personnages justement, qui me paraissent beaucoup plus fonction et moins bien écrits. Pour vous dire, je parle du fils de la fratrie Schaar depuis tout à l'heure, mais j'ai complètement éludé la fille, qui est pour moi bien moins bien traitée et intéressante, elle m'a paru beaucoup plus joué un rôle de fond qu'un vraiment impactant. C’est un problème que je retrouve dans les autres films de Lafosse que j’ai pu voir, je trouve qu’il sous-exploite durement ses personnages secondaires, qui servent bien plus de fonction pour le reste de l’intrigue qu’être des personnages à part entière. Cependant, sans compter quelques ventres mous dans un film qui ne cherche pas une intensité gratuite, j’aurai du mal à voir outre-mesure d’autres défauts vraiment aberrants entourant Un Silence.

La question à se poser maintenant, c’est comment est-ce que Joachim Lafosse arrive à mettre en scène un tel bazar ? Comme dit plus haut, je considère Un Silence comme un de ses film les moins accessible, et je pense qu’au-delà de la complexité de son écriture, il y a aussi une part importante laissée à la caméra du réalisateur. Pour certains en effet, Un Silence pourrait paraître d’une banalité affligeante en terme de filmage pure. Pas de grand mouvement de caméra sophistiqué, une technique pas des plus voyante (photographie, son, lumière,…), des décors pas des plus singuliers, et j’en passe. Bref, une mise en scène paresseuse, qui a pourtant selon moi bien plus à voir avec un travail d’épure et surtout de subtilité. Car il y a un point qu’on oublie très souvent dans ce genre d’exercice critique sur la technique filmique, mais il s’agit du montage. Alors non, le réalisateur n’a pas trouvé une science nouvelle qui retourne complètement la science du montage, ou un procédé de mise en scène ludique et malin, cependant il décide d’épouser parfaitement le ton de son film, à savoir le malaise ambiant. Ainsi, ça n’est pas la coupe en elle-même que je veux mettre en avant dans Un Silence, mais bien son absence parfois bienfaitrice ; laissant s’écouler les séquences de plus en plus longtemps afin de tirer une dose de suspens oui, mais surtout d’inquiétude et de gêne ; jusqu’à l’une des dernière scène du film, une scène de violence, à qui le metteur en scène donne une dimension sinistre plutôt que sa simple violence. On peut même dire que c’est en ça qu’Un Silence fait du cinéma, car il imprime l’indicible des situations filmées, les émotions que le metteur en scène veut véhiculer, mais surtout le silence général du long-métrage. Comme je l’ai dit plus-haut, le silence du titre est presque ironique, les personnages parlant trop pour leur propre bien, en revanche, Joachim Lafosse filme aussi le silence, qu’il soit lié à un sentiment de malaise, ou de suspens, afin de montrer la tension qui unit chacun des personnages et situations ; quelles soient familiale quand Astrid cherche quelque chose dans l’ordinateur de son mari ou pose des questions à son fils, ou alors publique, notamment cette scène sublime où François fait une déclaration aux journalistes, la nuit.

En fait, là où Un Silence dépasse le simple sentiment d’épure, c’est à partir du moment où il réussit à congédier la forme comme le fond de l’œuvre ; et ce, sans pour autant prendre la main du spectateur. En ça, je pense que Joachim Lafosse est loin d’avoir accouché de son long-métrage le plus accessible, cependant, il réussit à délivrer ce qui est un de ses plus dense et passionnant, le genre de film dont on veut rembobiner l’intrigue à la seconde où le générique se lance. Difficile d’expliquer pourquoi sans divulguer de quoi parle le film en détail, mais cela à aussi à voir avec les exercices plus stylistiques que met en place Joachim Lafosse. Des moments où la caméra du réalisateur réussit à aller franchir un cap et offrir des moments iconiques autant en cinéma qu’en émotions. Une scène vraiment passionnante prend à partit la morale des 3 personnages, qui sont séparés mais interrogés les uns à la suite des autres (en plan-séquence si je me rappelle bien). Ce qui me paraît très fort avec ce genre de scène, au-delà de son aspect imprévisible, c’est quelle arrive, sans surligner son propos et en laissant le spectateur maître du spectacle, à mettre à l’épreuve la moralité des personnages en plus de faire avancer l’intrigue pure et dure. Pour moi, c’est en ça qu’Un Silence peut et va déstabiliser, parce que la caméra du réalisateur semble toujours très en froid avec ses personnages, et démêle son intrigue avec beaucoup d’épure, ne rendant jamais signifiant outre-mesure son scénario au point où on pourrait de manière plus ou moins légitime trouver Un Silence chiant, poseur et sans réel point de vue cinématographique ; au mieux, anecdotique donc, mais j’en pense tout le contraire, et à mesure que j’écris, difficile de parler de tout ce qui peut fuser dans ma tête à propos de ce long-métrage. Si ce n’est, même si c’est foutrement banal chez Lafosse, que les acteurs sont tous resplendissants, tous là aussi avec une grande part de subtilité, n’en faisant jamais des caisses mais en donnant tout de même le meilleur de leur prestation. La première scène que j’ai mentionné plus tôt est pour moi déjà ravageuse, grâce aux talents de la radieuse Emmanuelle Devos, qui forme un excellent tandem avec Daniel Auteuil, à la fois dans leur couple que le secret qui les lie et qui les consume petit à petit, il y a un sentiment de friction qui se dégage de leur jeu et qui me paraît vraiment appréciable. Enfin le trio se conclu par Matthieu Galoux, pour une première performance un peu plus en dent de scie par moments, mais très juste dans son côté « adolescent », c’est un personnage troublé par la tournure que prennent les événements et qui réagit tel un ado avec un jeu à moitié détaché. Dans tous les cas, je trouve Un Silence bien plus malin et surtout bien plus puissant que le simple thème qu’il disserte petit à petit, ne laissant rien au hasard dans sa mise en scène quitte à laisser sur le carreau des spectateurs qui ne seraient pas touché par cette intranquillité tranquille.

Un Silence a tout du film banal et chiant, mais pour moi il réussit par ses procédés de mise en scène risqué mais assez passionnant avec une vraie rigueur narrative qui forment une œuvre complète dans sa dissection d’une famille et le secret qui prend petit à petit de plus en plus de place. C’est par moments glaçants, parfois un peu trop froid, mais toujours dans un exercice d’épure pour ma part extrêmement appréciable, laissant le champ libre au talent d’écriture et la subtilité du metteur en scène, ainsi qu’aux acteurs de faire leur miel. Et ce, sans pour autant déranger LE point positif d’Un Silence, le sentiment de malaise palpable et étouffant qu’il arrive à provoquer chez son spectateur autant par le traitement scénaristique que la mise en scène clinique.

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le 13 janv. 2024

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