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Lancé à la poursuite de camions-bennes remplis d'or volé à la réserve fédérale, John McClane fait stopper son chauffeur à quelques mètres du dernier véhicule. Empruntant son casque et sa tenue d'ouvrier au conducteur, il descend et s'approche à contre-jour, les phares empêchant les deux cambrioleurs de distinguer davantage que sa silhouette dans le rétroviseur. L'arme au poing, ils sont prêts à se retourner pour faire feu sur l'intrus une fois qu'il sera à portée de tir. Avant d'avoir terminé sa phrase, McClane brise définitivement le silence qui règne dans le tunnel en vidant son chargeur sur les deux hommes assis à l'avant du camion. C'est le bruit des premiers coups de feu qui nous alerte sur ce coup de théâtre, puis un plan rapproché sur les corps malmenés des sbires. On soupçonne, par réflexe, que McClane a pu faire le tour du camion pour faire feu, et on s'attend à le retrouver près du moteur lors des plans suivants. La caméra nous le révèle en train d'achever les quelques pas qui le séparent encore de la cabine, soit dans une position d'où il lui était impossible d'atteindre ses adversaires, alors même que la portière est striée d'impacts.


Plus que d'un faux-raccord (remember celui de la même vitre brisée deux fois dans Piège de cristal), il s'agit bel et bien d'une incohérence, d'autant plus visible que le réalisateur joue clairement sur l'axe diagonal qui, au sein du cadre, sépare son héros des cadavres. Sans trouver d'excuses faciles au cinéaste et au monteur, l'effet obtenu ici est le même que celui expérimenté par Jean-Luc Godard dans À bout de souffle, lorsque Belmondo, tenu en respect par un flic qui lui pointe une arme dans le bas du dos, s'enfuit subitement vers les champs alentour après qu'un coup de feu ait résonné ; le son suggérant en premier que l'agent de police est mort, sans que le montage ne justifie ce virage. Bien plus tôt dans Die Hard 3, la caméra s'essayait à une autre tentative, sans risque de briser la suspension d'incrédulité cette fois : alors que l'inspecteur reçoit le premier coup de fil de Simon, McTiernan fait un gros plan de sa nuque puis de son visage tout au long du dialogue, au fil d'un seul travelling circulaire qui colle à la peau du comédien...


Un jour, John McTiernan évoquait la question posée par le professeur Ján Kadár à sa classe, quand il leur demandait quelle était l'utilité de tel plan à un moment précis d'un film qu'il diffusait. Qu'elles soient bonnes ou mauvaises, les réponses de ses camarades portaient pour la plupart sur la symbolique possible. Se risquant à une analyse plus terre-à-terre, le jeune McT répondit, et à juste titre : "Monsieur, c'est le coda.". Soit, en musique, la fin d'un mouvement ou, pour un ballet, le moment où la tension redescend. Le souvenir en dit long sur la place qu'accorde le cinéaste à la musicalité de sa mise en scène et, par extension, au rythme de ses films. Ce long plan sur la nuque de l'inspecteur contredit la logique de mise en scène pressentie, le spectateur attendant au mieux, un montage alterné avec l'autre interlocuteur et, au pire, des inserts sur les visages tendus au commissariat. McT y préfère une promiscuité imprévue, tout comme il choisira un champ-contrechamp sur les yeux du couple de bad guys lorsqu'ils abattront, hors-champ, leur plus proche complice.


Pensé comme une partition dont les envolées, les pauses et les tentatives sont enchaînés aux choix de réalisation adoptés, Die Hard 3 donne à la mise en scène caméra à l'épaule ses lettres de noblesse, offrant dès 1995 un sommet de maîtrise en la matière. Obsédé par la composition du cadre, par les limites de la perspective, McTiernan expérimente le zoom, les décadrages et les caméras embarquées à bord des véhicules avec la créativité d'un Tsui Hark des grands jours. Encore aujourd'hui l'un des blockbuster les plus stimulants jamais produits, Une journée en enfer cloue au sol par sa lisibilité sans faille et par son rythme interne. Il faut voir McT chorégraphier un meurtre barbare comme une danse improvisée afin de conclure une montée en tension (le fameux coda), ou encore ouvrir son film par une incroyable rupture de ton, le titre Summer in the city y étant interrompu par un acte terroriste, brisant au passage le feeling new-yorkais instauré en quelques plans. S'il entre immédiatement dans le vif du sujet, McTiernan en sortira un peu vite lors du final, légèrement expédié au vu de la précision qui y a mené. Et pour cause...


Ce final que l'on connaît, où Willis dégomme l'hélicoptère de Irons, fut imposé par le studio qui refusa d'inclure la fin originellement tournée, jugeant que le héros s'y montrait trop cruel. Le véritable coda est donc à chercher dans la fin alternative, petite merveille de confrontation dialoguée que le cinéaste embellit de cadres obliques et d'un statisme frappés au coin du bon sens. Après 2h de mouvement, l'homme choisissait de revenir à une grammaire filmique plus sobre, le final se déroulant d'ailleurs entre quatre murs d'un restaurant privé, loin de la sueur et de la crasse chers au marcel de McClane. Fort heureusement, cette conclusion idéale n'aura heureusement pas handicapé par son absence les prouesses à répétition du long-métrage. Difficile d'imaginer que les créateurs de GTA ne se sont pas directement inspirés de ce film-là lorsque Willis et Jackson traversent un parc à bord de leur taxi lancé à pleine vitesse, manquant d'écraser la moitié des passants. La virtuosité chaotique de ce passage n'a d'ailleurs rien à envier au jeu vidéo de Rockstar, mouvements de caméra instinctifs inclus.


C'est peut-être ce qui frappe le plus lorsqu'on revoit le film, cette alliance jouissive entre un script ivre de situations instables et la rigueur permanente avec laquelle la caméra de McT épouse la plume de Jonathan Heinsleigh. Cinéaste populaire avant tout, l'homme n'exige aucune cinéphilie préalable, Die Hard 3 étant avant tout un tour de manège. Mais pour peu qu'on l'observe de près, le résultat dévoile une tonne de trésors insoupçonnés. Vingt ans après sa sortie, ce film-là n'a rien perdu de son énergie, de son efficacité. Que McT reste collé au bitume 120 minutes durant n'est pas un hasard, le film étant le contrepoint idéal au décorum de Piège de cristal, huis clos vertical qui laisse ici la place à une course en extérieur. En termes narratifs, Die Hard 3 inspira peut-être jusqu'aux frangins Nolan, Jérémy Irons semant le chaos en expliquant via la radio locale ses intentions de faire sauter une école, treize ans avant que le Joker ne provoque une panique en menaçant, sur une grande chaîne, de raser un hôpital de Gotham. En l'occurrence, les modes de communication sont au coeur de Une journée en enfer.


Retardant au maximum la confrontation directe entre ses deux héros et le terroriste, le scénario de Heinsleigh transforme le duo en exécutants, l'occasion de caractériser les personnages avec une verve encore réjouissante aujourd'hui. Courant dans tous les sens, de la rue au métro, de Wall Street au Yankee Stadium, ces héros malgré eux (le Blanc a été tiré du lit par contrainte, le Black s'est vu embarquer malgré lui dans l'aventure) ne débarquent pas en vainqueurs. En revanche, ils s'accomplissent dans l'action et dans l'urgence, McT passant sa caméra sous des escaliers, à quelques centimètres d'une main en sang ou encore à flanc d'immeuble, les téléphones, les radios et la différence de langue étant les meilleurs alliés d'un Jérémy Irons campé en haut d'un toit, observant les flics et la municipalité se débattre dans l'un des rares plans du film qui ne soit pas rivé au plancher des vaches ; McT soulignant l'effet par un mouvement d'appareil hyper stable. Un choix conscient, tout comme l'hallucinante rixe de l'ascenseur, carnage frontal où le metteur en scène cadre les regards, puis les gestes, avec le même souci d'horloger...


Emblème d'une époque où l'on pouvait fréquemment jurer et saigner dans un blockbuster, Die Hard 3 ferait aujourd'hui tache sur la devanture de cinémas où les spectateurs, l'auteur de ces lignes inclus, sont surpris de trouver un soupçon de violence quand un coup de feu est porté. Leçon de mise en scène, ce troisième opus est au divertissement explosif ce que le Créatures célestes de Peter Jackson est au drame inspiré de faits réels, soit une approche à ce point fouillée du genre qu'elle le régénère pour trente ans. Rien d'étonnant à ce que McTiernan cite le génial Ján Kadár comme source d'inspiration : on trouve dans Le Miroir aux alouettes cette même liberté de mouvement, cette même précision chorégraphique organisée autour de comédiens dont les déplacements dans l'espace sont le moteur de cadres savants. Démonstration de talent qui se met en quatre pour que le public prenne son pied, Die Hard 3 rappelle à chaque vision que celle d'un artiste peut s'exprimer n'importe où pour peu qu'il ait les coudées franches.


Source pour Ján Kadár :
BiTS - HS McTiernan : https://lc.cx/4SZn


Source pour l'anecdote scolaire :
https://youtu.be/12NQ2OzCtxU

Fritz_the_Cat
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le 26 déc. 2015

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