Pour son septième long-métrage, le réalisateur espagnol Jonás Trueba décide d’aller – presque – aux antipodes de son précédent film, Qui à part nous. Ici, un film d’un peu plus d’une heure, contrairement aux 3h40 de son prédécesseur, une – presque – fiction, là où Qui à part nous se situait plus du côté du documentaire, et enfin un très grand film, rassurant tous ceux ayant été déçus de son précédent long (dont je fais partie).
Le tiraillement de la coupe
Découpé en deux parties, toutes deux séparées d’une durée de six mois, le film met en scène deux couples de trentenaires / quarantenaires se retrouvant après une longue période sans s’être vus. L’un, vivant loin de la ville, dit à l’autre d’aller les voir. L’autre hésite, craignant probablement de s’ennuyer, dans ce lieu comme avec eux. Tout le film va sembler innocent, ne semblant raconter qu’une histoire toute simple et sans accroc, mais sa première partie ne cherche qu’à séparer les personnages entre eux, à instaurer de petites tensions par-ci, par-là, sans les appuyer. Dans une longue séquence de restaurant où les personnages parlent du passé et du présent de leur vie, une opposition entre les deux couples se met simplement en place à travers un champ contrechamp. Rien de révolutionnaire, mais tout pour être trompeur. Ce qui intéresse avant tout Jonás Trueba se situe dans la coupe permettant de passer d’un couple à un autre, le dialogue entre deux plans quasiment identiques où rien de pareil ne se joue. On a d’un côté le couple qui invite, qui convie ses amis à un moment agréable, et qui amène donc une coupe douce, impliquant un mouvement simple de droite à gauche afin de prolonger la discussion. De l’autre, ce passage est mal reçu, les regards sont perdus et refusent toute avance.
Le cut ne passe pas, et se fait davantage sentir comme une séparation que comme un lien. On a là l’essence du montage cinématographique. Il peut joindre deux bouts éloignés afin qu’ils se suivent chronologiquement, mais une coupe symbolise en elle-même une séparation, une non-simultanéité de la scène, et renvoie à tout un dispositif fictionnel, et donc à du faux. Cette discussion dans un bar n’est absolument pas simple, il ne faut juste pas confondre l’être et le paraître (Bresson n’est jamais très loin quand on parle de cinéma…). D’où l’utilité de garder ces deux couples dans deux plans séparés, afin de créer deux unités de valeurs distinctes.
Ainsi, quand ces deux entités se retrouvent dans un même plan large, cela arrivant après environ 20 minutes de film – ce qui, pour un long-métrage d’une heure, est conséquent –, ce n’est que pour montrer le moment de l’au revoir, où ils se séparent encore une fois, comme par hasard. Cette division se retrouve alors à la fin de la première partie, quand le premier couple rentre chez lui, et que ses deux membres sont de part et d’autre de la maison, encore une fois éloignés par le montage, invitant à repenser à cette séquence dans le restaurant où ils semblaient unis dans leur hypocrisie à ne pas refuser les avances de leurs « amis », à faire comme si ça les tentait. Les voilà pris à leur propre piège. Pourtant, aucun gros plan, aucun dialogue, aucun carton, aucun bonimenteur ne vient appuyer cette sensation prégnante de léger inconfort. Cela n’est pas nécessaire, le cinéma est bien trop intelligent pour cela. Trueba aussi.
Tu devrais venir ici plus souvent
Face à toute cette amorce, la deuxième partie sonne comme un pétard mouillé étrangement doux, et presque ironique. Le couple vient voir l’autre couple, et se retrouve à passer un bon moment. Petit à petit, les accrocs entre différents plans se font de plus en plus rares. On les voit se mélanger, perdant leur regard et ne suivant que leur corps. Une rupture se crée même quand le personnage d’Itsaso Arana laisse seul son mari lors d’une discussion autour de Peter Sloterdijk, l’invitant lui-aussi à passer de l’autre côté de la coupe, à venir voir ce qui s’y cache. Et qu’y trouve-t-on ? Rien de spécial. Des sourires principalement, et c’est déjà beaucoup. Jonás Trueba extraie de ses personnages urbains une simplicité qui leur manquait, efface ce vieux jeux que certains avaient mis en place en mentant gentiment à leurs amis à travers quelques discrets jeux de regards. Il les fait uriner dans les champs, et un simple plan rend ce moment beau, non pas visuellement, mais ontologiquement.
Cela se prolonge jusqu’à cette fin, mettant à nu le dispositif cinématographique, où l’équipe de tournage apparaît aux yeux des spectateurs sur fond de 16mm. Jusqu’à son dernière image, le film nous échappe. Nous qui pensions le maîtriser dans sa forme, il se révèle méta. Mais plus simplement que ça, il nous montre qu’il faudrait également qu’on aille voir là-bas, que c’est dans la nature que les humains ne trichent pas, à l’image d’Eva dans Eva en août, semblant apaisée quand elle se trouve dans l’eau d’un lac, de Candela et Silvio dans Qui à part nous, pour qui les plaines bordant un village rural marquent le premier baiser de la jeunesse, ou des jeunes Manuela et Olmo dans La Reconquista, trouvant également le courage de s’embrasser dans un parc où les immeubles semblent bien loin. Peut-être est-ce cela que tente de dire Jonas Trueba, lui qui aime tant filmer les déambulations de ses personnages dans la ville, de jour comme de nuit, en été ou en hiver. C’est en s’extirpant de ces décors urbains qu’on atteint le réel, rien que le réel.