L’Animation d’une passion


Yellow Door: Laboratoire underground du cinéma coréen est un documentaire diffusé sur Netflix, réalisé par le monteur et documentariste Lee Hyuk-rae. Ce métrage explore le groupe Yellow Door, anciennement fréquenté par des cinéphiles, parmi lesquels Bong Joon-ho. Le métrage promettait, dans sa bande-annonce, de s’intéresser à « la toute première génération de cinéphiles » (une citation, que l’on découvre, heureusement, totalement raccourcie et sortie de son contexte ) et de montrer des extraits du tout premier court-métrage (d’animation) de Bong Joon-ho, Looking for Paradise (1992) réalisé deux ans avant ce que l'on considère généralement comme les débuts du célèbre réalisateur, White Man (1994). Au final, le film est le fruit d'un véritable passionné du cinéma, explorant une période relativement méconnue du cinéma coréen, c'est-à-dire le début des années 1990, tout en dressant le portrait d'autres cinéphiles qui n'ont pas nécessairement transformé leur passion en métier.


L'initiative a germé de la volonté de Lee Hyuk-rae de célébrer les 30 ans de la naissance de Yellow Door, tout en ravivant les souvenirs des approches cinématographiques des Coréens de cette époque. Le documentaire n'en fait pas explicitement mention, mais Yellow Door et d'autres groupes de cinéphiles des débuts des années 1990 n'étaient pas les tout premiers « passionnés » de cinéma en Corée. Une étude plus approfondie du cinéma coréen révèle des traces de débats passionnés entre cinéphiles, échangés dans les journaux dès les années 1910, portant sur l'analyse des films étrangers diffusés à l'époque, la dissection des techniques de réalisation, et les réflexions sur la conception d'un cinéma local, bien avant le tout premier film, le kinodrama Fight for Justice (Kim Do-san, 1919). D'autres collectifs ont vu le jour au cours des années suivantes, tels que la KAPF (Fédération des Artistes Coréens Prolétariens), remettant en question le rôle fondamental du cinéma en produisant une série de réalisations socioréalistes, prônant une éducation politique destinée aux classes sociales défavorisées durant les années 1920 et 1930.


En 1947, le réalisateur-scénariste-producteur Yu Hyun-mok (Balle Perdue, 1961) fonde le tout premier ciné-club coréen, le Film Art Research Group à l'Université de Dongguk. Par la suite, il établit l'association Cine-poem en 1963 pour débattre du cinéma expérimental, puis l'Association du Court-Métrage Coréen en 1970 pour approfondir l'étude et l'enseignement de la réalisation cinématographique. La sombre période politique des années 1970 en Corée a vu l'émergence de ce qu'on a appelé la « Génération des Centres Culturels » : des passionnés de cinéma débattaient des films étrangers (non-censurés) diffusés dans des centres culturels notamment français et allemands. Cela a précédé l'avènement d'un véritable âge doré sous le mouvement minjung pendant les années 1980 de la création de nombreux collectifs de cinéphiles étudiants, parmi lesquels le groupe "Jangsangot-mae", mentionné dans le documentaire et dont on découvre même quelques extraits rares et difficilement visibles de leur long-métrage The Night Before Strike (Lee Eun, Lee Jae-gu, Chang Yoon-hyun, Jang Dong-hong, 1990).


En revanche, ce qui est vrai, ce que Yellow Door faisait partie de la première génération de cinéphiles et, pour certains d'entre eux, de futurs réalisateurs, qui ne soit pas issue de l’assistanat des anciens studios, mais qui soient venus au cinéma par pure passion. Leur émergence coïncide avec l'essor des ciné-clubs universitaires et du marché de la vidéo dans les années 1980, leur offrant un accès à une abondance de films du monde entier. Ils se sont procuré des centaines de cassettes VHS en location et ont enregistré des longs-métrages diffusés sans sous-titres sur la chaîne de l'armée américaine, l'Armed Forces Korea Network (AFKN), ou encore en version censurée sur les chaînes nationales MBC (Weekend Movie Classic) et KBS 1 (Classic Movie Theater).


Lorsque Lee Hyuk-rae contacte Bong Joon-ho pour lui proposer de participer au projet, ce dernier pose comme condition primordiale que le documentaire ne soit pas centré uniquement sur sa renommée. Malgré cela, le documentaire lui accorde une place prépondérante, le présentant comme un véritable pivot autour duquel évoluent d'autres anciens membres de l'association (au total une douzaine dans le documentaire, parmi de nombreuses autres personnes ayant été plus ou moins impliquées dans cette aventure). Bong Joon-ho consent même à partager plusieurs longs extraits de son tout premier court-métrage, Gorilla 2 (aka Looking for Paradise), offrant ainsi un aperçu captivant sur ses débuts « balbutiants », où plusieurs thématiques présentes dans ses futurs chefs-d'œuvre sont déjà subtilement esquissées, dont une fin à la fois brillante et émouvante.


Le documentaire met néanmoins en avant les récits de plusieurs autres membres du groupe, et aboutit finalement à révéler l'essence même de tout cinéphile : la passion.


Yellow Door est une aubaine pour tout amateur de cinéma coréen, offrant non seulement la découverte de Looking for Paradise, mais également un retour à la période antérieure qui a contribué, voire conduit, au célèbre renouveau du cinéma coréen à la fin des années 1990... Cependant, pour les spectateurs moins familiarisés au sujet, le documentaire peut s'avérer décevant, principalement en raison de certains détails pointus ou moins connus du grand public. Il aurait peut-être été souhaitable d'avoir plus d'explications pour replacer certaines anecdotes dans leur contexte historique, de fournir des clés supplémentaires et d'approfondir la période cinématographique difficile de l'époque, ainsi que les véritables impacts de ces mouvements sur les œuvres à venir.

Créée

le 29 oct. 2023

Critique lue 109 fois

5 j'aime

2 commentaires

Critique lue 109 fois

5
2

Du même critique

Decision to Leave
Bastian_Meiresonne
6

Beauté (plastique) fatale

Même si Park Chan-wook revient (un peu) aux bases de son cinéma, on le retrouve à son niveau habituel : la forme prime sur le fond, la machinerie est bien huilée, c’est beau, c’est inventif (dans sa...

le 26 mai 2022

29 j'aime

The Strangers
Bastian_Meiresonne
8

Cause à effets

SPOILER – LECTURE DU FILM ATTENTION – ne lisez SURTOUT pas cette « lecture » du film avant de l’avoir vu. Ceci est une interprétation toute personnelle – je n’impose aucune lecture à aucun film,...

le 2 juin 2016

19 j'aime

4

Ça tourne à Séoul ! Cobweb
Bastian_Meiresonne
9

Toile de Maître(s)

Ça tourne à Séoul, dixième long-métrage de Kim Jee-woon (J’ai rencontré le Diable) signe le retour du réalisateur à la comédie pour la première fois depuis les débuts de sa carrière. Cette satire sur...

le 27 oct. 2023

15 j'aime

8