La puissance des grandes œuvres se mesurent à plusieurs facteurs, dont un crucial qui tient à son rapport au temps. Au temps présent, qu’elle parvient à représenter ; à la mémoire du spectateur, qu’elle peut marquer plus ou moins durablement ; et enfin à sa pérennité, lorsque, deux décennies après sa découverte qui avait laissé des traces, elle s’impose à nouveau, mais pour de nouvelles raisons qui accompagnent à nouveau, de façon intacte, la sensibilité nouvelle d’un cinéphile ayant roulé sa bosse.


Yi Yi est, de ce point de vue, l’archétype de la grande œuvre. Ultime film du réalisateur taiwanais Edward Yang, le récit pourrait se présenter modestement comme la simple chronique d’une famille, qui focalise sur les différentes générations les tourments et les quêtes des individus : un mariage initial, un enterrement en guise d’épilogue, et entre eux, 3 heures d’un récit choral où chaque être nous invitera à son parcours.


Le regard contemporain est certes présent, notamment dans cette course angoissante au succès et au profit qui galvanise le beau-frère, et met la société de NJ en état de conquête permanente. Taiwan est représentée comme un gigantesque centre d’affaire, une ville qui ne dort jamais et dans laquelle on s’échange des cartes de visite, espérant faire fortune tout en se méfiant de ses collaborateurs, sans pour autant délaisser les traditions de l’horoscope et des jours de chance pour conduire ses négociations. Si la dimension technologique apparait à travers la question des logiciels et des contrefaçons, c’est moins pour ancrer le récit dans le présent que pour aborder l’une des spécificités de l’île, et porter un regard sur la cohabitation entre capitalisme et coutumes locales : car dans Yi Yi, les thématiques restent avant tout universelles.


Les différents membres de la famille vivent en effet, à l’ombre du coma inaugural de la grand-mère, les attendus de toute existence : la confrontation à la vieillesse de l’ainée, et, du plus âgé au plus jeune, le regard nostalgique sur le chemin déjà parcouru, l’éveil du désir et la découverte du monde. Mais le message de Yang est limpide : ces éléments sont clairement interchangeables, et chaque personnage se retrouvera dans la situation de l’autre à un moment où un autre.


C’est Yang Yang, le jeune garçon de huit ans, qui marquera d’emblée le récit de sa présence : par ses facéties, par le mutisme frais avec lequel il aborde l’existence, et la manière qu’il a de traverser les espaces sans se faire remarquer, mais en y laissant l’empreinte de sa fraicheur. C’est celui qui, littéralement, se jette à l’eau, après s’être entrainé à l’apnée dans le lavabo, qui passe des jeux de l’enfance à la découverte, foudroyante au sens propre du terme, du sentiment amoureux lors de la vision d’une jeune fille se superposant à la projection d’un orage en cours de sciences naturelles. Ses ainés osent moins, et le ballet amoureux du père et de la fille s’organise en un récit alterné où les terres inconnues poussent à la fébrilité : l’aventure japonaise de l’un, parenthèse permissive, est l’occasion d’un voyage dans le passé, tandis que les explorations urbaines de l’autre en remplaçante de son amie la plongent dans la même incertitude concernant son futur.


Mais ces élans de vie ne semblent jamais pouvoir échapper à la gangue de mélancolie qui capture presque tous les protagonistes, et fais du coma un élément central : il fédère la culpabilité de Ting Ting, le mutisme de Yang Yang, et la pétrification de sa propre fille, la mère des deux enfants qui se découvre dans l’incapacité de parler à sa mère, comme le lui recommandaient les médecins, et y voit le symptôme du grand vide qu’est son existence.


Cette question du silence est cruciale, et définit la plupart des choix en termes de mise en scène : les paroles sont incomplètes, sibyllines, voire mensongères dans le domaine des affaires ou de l’argent. La composition des cadres restitue cet achoppement du langage et la présence écrasante de l’indicible par une attention exacerbée portée aux seuils, aux parois qui coupent l’espace, et qui laissent souvent des personnages hors-champ, entendus sans qu’on puisse les voir. La ville, envahissante, s’invite dans la plupart des séquences : les porches ou les ponts de bétons qui encadrent Ting Ting, les reflets des vitres omniprésents qui déréalisent le lien à un paysage minéral et scintillant d’éclairages artificiels, devenu presque illisibles, et dans lequel se perdent les silhouettes qui le contemplent. L’échec semble à peu près unanime dans les relations qui auraient pu se construire ou se renouer, même sur le domaine de l’amitié avec le collaborateur japonais, brusquement achevée par un retour violent des questions de business.


Restent donc les voies de traverse, et notamment le langage le plus apte à concurrencer l’indicible : la musique. NJ met régulièrement ses écouteurs, la voisine joue du violoncelle, le collègue se pose au piano et transforme un diner d’affaires en moment de partage. La musique, reconnait NJ, est la découverte de ses quinze ans qui est restée lorsque l’amour qu’elle accompagnait s’est enfui. Un indice majeur sur la façon dont Edward Yang regarde ses personnages.


L’ampleur des plans, très souvent d’ensemble, place les personnages dans de larges espaces qui les réduisent à des silhouettes : au-delà de la symbolique qui insisterait sur la petitesse que tous partagent avec le jeune Yang Yang, c’est surtout la beauté des images qui frappe. Plutôt qu’une manifestation de puissance ou de surplomb du réalisateur, c’est la bienveillance et la pudeur qui sont à l’œuvre. Yang Yang, dont il partage d’ailleurs le nom, est ainsi clairement son porte-parole, notamment dans deux activités proprement créatrices, la photographie et l’écriture. L’enfant, en plein apprentissage, sera celui qui peut, du fait de sa fraicheur et de l’audace qui l’accompagnent, le plus faire preuve de sagesse. Le premier constat semble ainsi seconder la mise en scène du réalisateur, qui restait sur le seuil et assumait de ne pouvoir avoir accès à la totalité des êtres : l’enfant proposera ainsi de capturer l’inaccessible, en photographiant les nuques des personnes autour de lui, et en se donnant pour mission de dire aux gens, un jour, ce qu’ils ne savent pas déjà.


Paradoxe fécond, pour un film qui, justement, se révèle d’une banalité absolue, et explique que l’âge n’a pas grande incidence sur les cœurs qui, toujours, cherchent, doutent, regrettent et rêvent.


Et c’est là que se loge le souffle discret, et pourtant dévastateur de son épure : dans l’attention bienveillante et discrète apportée à ces êtres qui sans cesse renouvellent la fragilité humaine, et résument les ouragans de leur âme à une plante verte, une vague sur la jetée, un saut dans la piscine ou un origami resté dans la main.

Sergent_Pepper
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le 10 juin 2021

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