Une expérience narrative imparfaite mais des plus intéressantes, impressionnantes et surprenantes

Après l’ambitieux mais le non maîtrisé The Nomad Soul et le game-design plus cinématographique mais bancal de Fahrenheit, Quantic Dream persiste cette fois-ci sur Playstation 3 car Sony leur accorde tout de même leur confiance en éditant Heavy Rain et même en propulsant le titre au rang de ses exclues bien markettées et lourdement produites. C’est d’ailleurs avec ce jeu que David Cage fera vraiment parler de lui auprès du grand public et que sa fan-base comme ses haters se développeront en nombre. Parce qu’assez présomptueux dans ses interviews et ne s’adressant qu’à une certaine catégorie de joueurs, David Cage ne convaincra jamais tout le monde de son talent, mais Heavy Rain a pourtant toutes ses chances de le défendre. Je vous propose l’écoute du mélancolique Painful Memories pendant la lecture de mon avis sur la question.



RÉALISATION / ESTHÉTISME : ★★★★★★★★☆☆



Sorti en 2010, alors que les AAA en tout genre de la 7ème génération proliféraient, difficile d’épater sur le plan technique avec une telle concurrence, et pourtant Heavy Rain s’inscrit dans les hautes normes techniques de son époque. La modélisation et l’expressivité des visages très poussées est évidemment l’argument technique n°1 du jeu. Ils en sont tellement conscients chez Quantic Dream qu’ils ont habillé les temps de chargement avec un zoom exagéré sur le modèle 3D de la tête du personnage jouable du chapitre à venir pour qu’on puisse admirer leur travail qui le mérite bien, même si certains personnages plus secondaires n’ont pas forcément bénéficié du même traitement, notamment Lauren Winter qui a pourtant une certaine place dans le récit.


La direction esthétique générale est très inspirée de grands classiques du cinéma thriller avec en tête Seven et Memories of Murder. Le soleil et la pluie sont par exemple très lourds de sens dans leur exposition, dans leur prédominance ou leur rareté, et ce n’est jamais un hasard quand l’un ou l’autre est particulièrement présent. Le titre Heavy Rain, que l’on pourrait traduire par pluie averse, n’a pas été choisi au hasard et cet esthétisme pluvieux très sombre la plupart du temps ne sera sans doute pas du goût de tout le monde, mais ça colle parfaitement avec l’ambiance du jeu et c’est donc pour moi l’une de ses forces.


Les musiques du canadien Normand Corbeil, qui avait déjà travaillé sur l’OST de Fahrenheit, réussissent assez bien à soutenir cette ambiance dans les registres anxiogènes et mélancoliques avec ses belles mélodies au piano comme ses petits coups de pression dans les moments de panique. Le seul problème c’est que ce sont les mêmes musiques qui reviennent à plusieurs reprises, la bande originale ne s’étalant que sur 40 minutes, c’est bien peu. Le doublage français comprend quelques personnalités bien connues, comme Françoise Cadol, doubleuse historique de Lara Croft qui avait déjà collaboré avec le studio dans Farenheit, ce qui est toujours appréciable mais tout le casting n’est pas à ce niveau-là. Curieusement, le mixage audio n’est pas toujours bien fichu avec des passages où les voix sont trop couvertes par des bruitages ou par des musiques, ce qui est un peu bête aussi mais très secondaire.


Pour en revenir à la dimension visuelle, le découpage de l’écran en différentes fenêtres pour voir une même scène sous différentes perspectives par moment est très bien conçu. Par exemple, lors d’un braquage d’un petit commerce dans lequel on est client, on peut voir notre point de vue, celui du tueur, et celui d’une caméra donnant une vision d’ensemble mais partielle, complémentaire avec les autres points de vue. C’est toujours justifié et ça offre vraiment une sensation cinématographique très particulière. On ressent bien qu’il y a une certaine recherche dans les plans à montrer et balader notre regard d’un plan à un autre se fait assez intuitivement sans que ça ne nuise trop à la lisibilité de l’action, le principal risque encouru avec ce type d’exercice.


Autre chose que j’apprécie de ce point de vue-là, c’est le rôle de metteur en scène que le jeu nous octroie à l’occasion comme lors d’une discussion entre Scott et Lauren. Lauren est assise sur un lit et raconte son histoire, on contrôle alors Scott et on se déplace librement dans la même pièce pendant cette séquence, on peut alors jeter un regard mélancolique à la fenêtre sur laquelle la pluie s’écoule avec le reflet de Lauren derrière nous et paraître détaché, on peut s’accouder au mur face à elle et la regarder droit dans les yeux d’un air attentif, on peut s’asseoir à côté d’elle en montrant une certaine empathie...


Ces différentes significations que l’on peut attribuer à ces choix que l’on peut faire de façon parfaitement libre ajoute vraiment une plus-value à la scène, quelque-chose d’impossible lors d’un film où tous ces choix nous sont évidemment imposés. On retrouve aussi ça avec l’interface personnalisable d’Airi, le gadget de réalité augmentée de l’agent Aiden, qui est assez sympathique dans l’idée. C’est vraiment très appréciable et preuve qu’Heavy Rain n’est pas un film déguisé en jeu vidéo rien que par ses choix de mise en scène qui sont en fait un peu les nôtres. Finalement, je n’ai pas grand chose à reprocher à la réalisation et à l’esthétisme d’Heavy Rain, j’ai même de sacrés éloges à lui faire, malheureusement ce n’est peut-être pas forcément le cas pour le reste.



SCENARIO / NARRATION : ★★★★★★★☆☆☆



Heavy Rain est un thriller dans lequel un tueur en série kidnappe des gosses et les laissent se noyer dans l’eau de pluie tout en semant des indices derrière lui pour laisser une chance de le retrouver à qui serait vraiment prêt à tout pour y parvenir. Un père de famille divorcé et dépressif, un détective privé en surpoids et asthmatique, un flic accroc à la drogue et une journaliste séductrice et manipulatrice sont autant de personnages jouables originaux et intéressants que de perspectives différentes et pertinentes de cette même histoire gravitant autour de ce tueur à l’identité tout à fait surprenante.


Ce twist particulièrement imprévisible se fait au prix malheureusement de quelques incohérences majeures :


Le problème central est le suivant : les pensées de Scott Shelby, que l’on peut entendre à loisir et qui ne peuvent pas être comprises à double sens pour la plupart d’entre elles. Quand on sait qu’il est le tueur et qu’il en a conscience, il ne peut pas penser comme le jeu nous l’indique sans que ce ne soit incohérent. Il aurait fallu que ce soit assumé avec des pensées qui trahissent son rôle dans un mode New Game +, pouvoir refaire le jeu avec la seule perspective du tueur révélé au précédent run, ça aurait pu le faire. Ça aurait aussi pu marcher si, comme il peut l’être suggéré pour Ethan, il préservait son subconscient en déformant la réalité et ses souvenirs, à la manière d’un certain James dans Silent Hill 2 par exemple. Là c’est moins élaboré et c’est le principal défaut de ce scénario et de cette narration.


Sinon, les scènes de nudité qui ont bien fait polémique ne me posent pas plus de problème que ça. Déjà c’est tout sauf surprenant d’en trouver dans Heavy Rain puisqu’il y en a aussi bien dans The Nomad Soul que dans Farenheit du même studio, c’est juste que là c’est plus explicite graphiquement de par l’évolution technique du moteur de jeu. Ça ne prend pas une très grande place dans le récit, ça concerne les deux sexes puisqu’on peut aussi voir des mecs dans le plus simple appareil même si c’est moins souvent, c’est toujours un minium justifié par le scénario... Le seul truc éventuellement c’est qu’on ne peut pas choisir d’éviter ces scènes si on a pas envie de les voir, mais bon dans l’ensemble je ne vois rien de choquant, d’insultant, de racoleur... là-dedans.


Pour parler d’un sujet qui me semble plus important, Heavy Rain est très connu pour la réelle possibilité offerte au joueur d'influer sur le cours de l'histoire et pas seulement pour en changer une ou deux lignes de dialogues ici et là mais bien pour changer réellement le cours des choses. En témoigne le fait que plusieurs épilogues soient disponibles selon ces choix pouvant remonter assez loin de la fin, il faudra refaire le jeu au moins 9 fois pour voir tous les endings sachant qu'il ne sera pas nécessaire de recommencer depuis le début systématiquement mais à partir d'un moment bien précis du scénario. Les choix faits peuvent avoir des conséquences dramatiques pour lesquelles on se sent personnellement impliqué, jusqu’à la mort de personnages importants et attachants. Ce n'est pas pour rien si la question « jusqu'où iriez vous pour sauver une personne que vous aimez ? » nous est posée et les dilemmes moraux pourront être bien réels.


Cet aspect-là est très réussi et ce que j’ai le plus aimé dans cette narration mais un autre problème s’y pose, ça serait quelques choix affichés à l’écran peu compréhensibles par rapport à l’action auxquels ils mènent en réalité. Par exemple, lors d’un interrogatoire un peu musclé par le collègue flic, je choisis l’option « convaincre » en voulant jouer au bon flic et en expliquant au suspect qu’il ferait mieux de parler avant ça ne s’échauffe davantage, et en fait je me mets à menacer le collègue flic de façon agressive, absolument pas ce que j’avais voulu faire. Un problème de la traduction française semble peu probable vu la nationalité du studio, là c’est plus de la maladresse d’écriture à mon avis. Entre ça et les incohérences, ça empêche Heavy Rain d’atteindre l’excellence dans le domaine scénaristique même s’il en a quelques fulgurances.



GAMEPLAY / CONTENU : ★★★★★★☆☆☆☆



La première chose qui frappe, c’est la rigidité inutile et archaïque des déplacements qui demande de maintenir la gâchette enfoncée en orientant le joystick dans une direction, ça rend la prise en main difficile, quelques approximations déplaisantes, et ça ne s’excuse par absolument rien puisque je ne vois pas ce que ça peut apporter ou par quelles limitations ça devait s’imposer. Passé outre ce premier problème, évidemment il faut avoir en tête que le jeu s’inscrit dans la lignée de Fahrenheit avec un gameplay à base de QTE la plupart du temps, mais ça peut très bien s’évaluer comme étant de bonne ou de mauvaise qualité.


Ces QTE sont assez variés avec l’utilisation de la détection de mouvements de la manette, l’appui unique, répété ou maintenu sur une touche, des quarts de cercle dans un sens ou dans un autre... et sont souvent en lien avec l’action en elle-même, faire un pas d’esquive sur la gauche demandera par exemple de pousser le joystick vers la gauche. Si vous vous dites que c’est le minimum syndical, je vous renvoie à Fahrenheit du même développeur qui ignorait totalement cette règle à certains moments où il fallait juste rentrer des QTE sans aucun lien avec ce qui se passait à l’écran, ce qui n’est jamais le cas ici, ce qui est évidemment un bon point.


Ce qui est plutôt élaboré c’est la gestion des différentes difficultés pour certaines phases de façon très surprenante. On a un schéma de base pour la fréquence et la durée d’apparition des QTE, une génération aléatoire des commandes à rentrer et un nombre de commandes possibles à rentrer dépendant du niveau de difficulté retenu. Ça permet véritablement de rendre le jeu plus ou moins difficile de façon assez subtil pour ceux et celles qui auraient un peu de mal avec les QTE. J’aime également les quelques fois où le jeu va nous demander de nous souvenir rapidement d’un petit détail sous la forme d’un QCM timé, c’est une source de difficulté assez intelligente.


Ce qui me dérange dans ce gameplay, c’est la taille des environnements à parcourir qui est souvent très petite, avec peu d’interactions facultatives réellement intéressantes d’une façon ou d’une autre, dans lequel nos déplacements ne sont réussies que lorsque le couloir est très étroit et en ligne droite... et ces phases-là sont suffisamment présentes pour ralentir le rythme du jeu et c’est vraiment dommage. Si le jeu avait réussi ses déplacements, ce qui pourtant semble pas bien compliqué en 2010, ça ne serait pas si pénible mais là ça ruine le petit potentiel ludique du jeu.


Parce que oui, aussi bien foutu que soit ce système de QTE, ça reste assez basique et peu ambitieux bien entendu, qui me rend assez exigeant avec lui sur sa qualité d’exécution. Sa durée de vie d’une dizaine d’heures, supérieure aux 8 heures de Fahrenheit, se mêle avec un bon potentiel de rejouabilité de par des chapitres entiers qui seront nécessairement loupés selon nos choix au premier run. On a donc des qualités ludiques réelles et un contenu assez généreux, mais le manque de maîtrise sur des questions parfaitement élémentaires dans un game-design aussi basique m’est trop pénible pour que je trouve cette partie-là du titre réussie.



CONCLUSION : ★★★★★★★☆☆☆



Heavy Rain est le premier jeu de Quantic Dream que je trouve à peu près abouti dans l’ensemble même s’il continue de se coltiner des problèmes de gameplay et d’écriture assez importants, il fait preuve d’un bilan technique très impressionnant, d’une direction artistique réfléchie et mature, d’une ambiance pesante très bien retranscrite, de fulgurances d’écriture particulièrement émouvantes, de véritables choix pour impliquer le joueur... C’est une expérience narrative des plus intéressantes, certes imparfaite mais qui offre à la Playstation 3 une exclusivité à part parmi ses AAA qu’il serait dommage de louper parce que les haters du studio vous racontent à tort et à travers que le « vrai » jeu vidéo ce n’est pas ça.

Créée

le 24 oct. 2013

Critique lue 419 fois

7 j'aime

damon8671

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