Voir comme en plein jour quand le feu des armes s'allume dans la nuit. Se traîner dans la boue, dans les tranchées, dans les tunnels. Courir sans moyen de se défendre, sans protection, un drapeau à la main. Prier pour passer entre les gouttes de cette pluie de balles. Perdre ses amis d'un jour et s'en souvenir toute une vie. Ignorer les raisons, connaître l'absurdité, l'oublier pour avancer les yeux fermés.
Pourquoi se réjouir des pertes ennemies ? Ces soldats que nous avons tués ne sont-ils pas des bouts de nous-mêmes ?
La guerre rend fous les hommes.

C'est la guerre, la grande guerre, une guerre comme il n'y en avait pas eu jusqu'alors. Et c'est cette guerre que nous conte le nouveau jeu d'Ubisoft Montpellier, Soldats Inconnus.
Il nous la raconte de l'intérieur. Ce n'est pas la guerre des héros, ce n'est pas la guerre des généraux ni des politiques, c'est la guerre du tout-venant. Du citoyen moyen enrôlé d'office, forcé à combattre et à mourir pour sa nation. La guerre de nos ancêtres.

Un postulat plus qu’ambitieux dans le média vidéoludique. Si le cinéma a su montrer l’horreur des guerres en général, rares sont les jeux vidéo qui tentent d’apporter plus que le plaisir ludique de participer à de grandes batailles passées ou fictives, dans une approche assurément grand spectacle. De plus, combien de jeux se déroulant pendant la grande guerre comptez-vous ? Elle a semble-t-il été oubliée pour sa non moins horrifiante petite sœur.

Et c’est dans cette retranscription de la première guerre mondiale que le jeu m’a le plus séduit. Il se construit comme une sorte de road trip infernal, chronologique, nous faisant voyager tout le long du front pour nous montrer ce qu’a été cette guerre. On va de villes dévastées en villes dévastées, on participe à des batailles historiques, ou on vit simplement la guerre de tous les jours lorsque, dans la peau d’Anna, on ira secourir de pauvres âmes avant qu’elles ne rendent leur dernier soupir. C’est avec horreur mais avec une grande satisfaction historique que j’ai parcouru les rues d’une Reims bombardée, que j’ai échappé aux gaz lâchés à Ypres, que j’ai vu sous mes yeux se dérouler la bataille de la somme.
Le principal plaisir venait, sans doute, du fait de découvrir la guerre comme on ne me l’avait jamais exposée. Constater avec réjouissance que le jeu choisit de nous montrer ceux qu’on oublie, que les mémoires n’ont pas honoré autant qu’ils l’auraient mérité. Ces soldats Indiens combattant pour l’Angleterre, ces Algériens combattant pour la France, ces Canadiens combattant indépendamment. Finalement, l’histoire du jeu est celle d’une sélection d’événement historiques, ou de faits avérés, dont les scénaristes ont choisi de parler. La sélection est très bonne, et les faits historiques que l’on peut lire à tout moment forment un rappel de nos cours d’histoire plus que bienvenue. A ce titre, je suis simplement légèrement déçu de ne jamais voir l’armée Russe. De plus, le point de vue exposé est peut-être trop axé sur les Alliés, dans la mesure où l’Allemand que l’on incarne veut retourner vivre en France. Il aurait peut-être été intéressant, pour avoir une meilleure approche globale et historique, de nous faire connaître mieux le point de vue intérieur du camp de l’Axe.

Mais plus que nous la conter, Soldats Inconnus nous propose aussi de vivre cette guerre. A ce niveau, les avis divergent, ainsi je ne parlerai qu’en mon nom. Je me suis vraiment senti immergé dans cette guerre. Pas forcément en tant que soldat unique, puisque le jeu nous offre quatre avatars différents venus de quatre nations différentes, mais j’ai ce sentiment d’avoir vécu la guerre de manière omnisciente, de l’avoir retraversée, de l’avoir observée tout en y participant.

L’immersion est sans aucun doute facilitée par l’incroyable talent des graphistes utilisant l’UbiArt Framework. Comme toujours avec ce moteur, le jeu se révèle être un dessin vivant. On pourrait aussi parler de tableaux, mais parlons de magnifiques planches de bande dessinées franco-belge. Une bande dessinée qui, soudain, s’animerait, sans avoir besoin d’évoluer de cases en cases.
Les dessins sont sublimes, la retranscription des villes également, mais surtout ce sont les couleurs qui m’ont époustouflé. Elles regorgent de vie, mais aussi de mort. La lueur des tirs dans la nuit n’est pas moins saisissante avec ces dessins bons enfants.
Ce parti pris graphique nous prive des effluves de sang, des membres coupés, et autres atrocités, mais il n’en dépeint pas moins bien cette guerre. C’est même appréciable, en un sens, de nous faire participer à l’horreur sans exagérations graphiques subversives, mais en toute simplicité.

Cette légèreté graphique s’accompagne également d’une légèreté de ton, et c’est là que visiblement beaucoup de joueurs ont été déstabilisés. Entre événements sérieux et événements volontairement rocambolesques, entre tristesse et humour mi-figue mi-raisin, certains ne se sont pas retrouvés. Certains joueurs racontent également ne pas avoir aimé le fait de ne pas avoir de vraies raisons d’avancer, de ne pas avoir de motivation autre que celle de connaître la suite de l’histoire.
Ce n’est pas mon cas. Pour ma part, l’histoire des personnages m’intéressait mais ce n’était pas pour elle que j’avançais. J’étais ce soldat, ces soldats en général, je n’avais pas besoin de raisons. La guerre se déroulait sous mes yeux, il fallait que je la fasse, je n’avais aucune question à me poser. En tant qu’individu, j’avais mes motivations, celles de mes personnages. J’ai été touché par l’histoire de ce soldat Allemand, Karl, marié à une française, désireux de fuir cette guerre pour retrouver son fils. Touché par ce père de famille, Emile, luttant pour survivre et faire survivre son gendre, plus que pour gagner une quelconque guerre. Touché par Anna, mue par la volonté de rentrer dans son plat pays natal pour s’assurer de la survie de son père, se retrouvant en chemin au chevet des soldats.
Des histoires simples, qui m’ont bien plus porté que moult but que l’on m’exposerait au cours des missions. En tant que joueur immergé, j’ai dû vivre la guerre malgré moi. En tant que joueur extériorisé, j’ai vécu la guerre pour mieux la connaître.

Et c’est dans cette simplicité que je me suis le plus retrouvé.
En revanche, dès que le jeu avait tendance à s’en éloigner, c’était là qu’il me portait le moins. La quête vengeresse de Freddie m’a désintéressé, le baron qu’il traque était efficace dans le premier chapitre, mais il n’aurait pas dû s’étendre sur une aussi grande partie du jeu. Comme si, soudain, les scénaristes s’étaient dit qu’il fallait un ennemi. Alors que non, pas du tout, ils perdaient là la force de leur jeu. On n’avait pas besoin d’ennemi à abattre, on ne devait que participer aux batailles tel le petit soldat tout-venant qu’on nous promettait.
Ainsi, le passage du fort où nos personnages se transforment légèrement en true american heroes en puissance m’a un peu déçu, car leur importance dans cette bataille, dans cet événement historique, n’avait pas lieu d’être.

Fort heureusement, dans le jeu complet, cela importe peu et ne vient pas ternir le tableau. Il soulève juste une légère déception, qui se retrouve corrélée à une suivante un peu plus importante. Si le scénario historique est plus qu’efficace, le scénario des personnages lui est plus perfectible. Dans cette histoire, tous les personnages n’ont pas la même importance, et celle que l’on suit est finalement plus celle d’Emile et de Karl. Le background de Freddie et d’Anna servent moins l’histoire et sont trop romanesques pour intéresser de la même manière. De plus, leurs motivations propres seront finalement assez vite mises de côté.
En soi, ce n’est pas bien grave. Il fallait trouver une manière de lier les quatre personnages autour d’une cause commune, et je comprends le choix scénaristique. Mais force est de constater que l’empathie ne se crée pas de la même manière. Ce qui est plus décevant par rapport aux attentes que l’on pouvait placer en Soldats Inconnus.

J’ai été surpris de constater que l’importance scénaristique et émotionnelle du jeu participait à remettre sur le tapis un débat qui m’exaspère : Soldats Inconnus est-il vraiment un jeu ?
C’est le genre de question me donne envie de noyer des chatons. Aussi je tiens à répondre à cette question au sein de cette critique.
Cette question m’exaspère d’ailleurs plus sur Soldats Inconnus que sur les jeux signés David Cage ou Telltale Games. Je veux dire, après tout : il y a du vrai gameplay dans ce jeu !! Ah… peut-être que ça ne suffit pas à obtenir l’appellation de jeu vidéo ? Bon très bien… qu’est-ce qu’un jeu vidéo alors ? Est-ce que ça doit se limiter à du FPS, du TPS, ou éventuellement du Run and Gun (Contra, Metal Slug) pour que l’on puisse parler de guerre et dire que c’est un jeu vidéo ? Vraiment… ?
Le gameplay de ce jeu est fait d’énigmes, assez faciles, qui impliquent une exploration du décor et une recherche d’item pour progresser. La logique de ces énigmes est extrêmement proche, pour ne pas dire identique, à celle des point & clicks fréquents dans les années 1990. Si je m’en tiens aux propos ci-dessus, Monkey Island n’est pas un jeu vidéo. C’est aussi simple que cela.
Soldats Inconnus est un point & click sans point et sans click, et il est plutôt bon dans ce domaine, proposant des énigmes au game design très intéressant faute de remuer les méninges tel un vrai casse-tête. (Mais entre nous, je n’avais pas spécialement envie de me casser la tête, la simple progression facile et agréable de niveaux en niveaux m’a satisfait). Quelques passages de gameplay un peu plus belliqueux ponctuent le jeu, tels des combats de boss que certains désapprouvent, mais que j’ai trouvé très intéressant à jouer.
Globalement, en terme de gameplay, je comprends qu’on puisse ne pas accrocher. Mais féru d’exploration, adorant découvrir des décors et interagir avec les personnages, j’y ai trouvé totalement mon compte et je n’ai pour ainsi dire jamais vu le temps passer.

Soldats Inconnus n’est pas sans imperfections, mais son charme indéniable, sa somptuosité graphique, sa valeur historique, la grandeur de ses batailles et ses musiques magnifiques font de lui un jeu qui marque à la fois l’œil et l’esprit. Pour autant, difficile de ne pas rester sur sa fin quand, comme moi, on a adoré parcourir cette guerre à travers ce jeu, qu’on aurait aimé en voir, en vivre davantage encore. S’il joue très bien avec les émotions, ne cherchant jamais le pathos exacerbant en appuyant plus que de raisons, mais en cherchant plutôt l’empathie du joueur, on aurait toutefois aimé qu’il aille encore plus loin dans ce domaine. Mais le résultat est déjà plus que satisfaisant, et on en ressort ravi d’avoir vécu une expérience vidéoludique différente, intelligente et instructive, faute d’être parfaite.


[Le titre de la critique vient de "La chanson de Craonne", associée aux mutineries de 1917]
GagReathle
8

Créée

le 17 août 2014

Modifiée

le 18 août 2014

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