L'esthétique cyberpunk c'est quand même quelque chose, pas vrai ? Ces dernières années, le jeu-vidéo s'en est bien rendu compte. On a eu des pelletées de jeux sacrément beaux, à n'en pas douter, mais aussi – puisque le cyberpunk est un genre des plus intellos, ne l'oublions pas – sacrément cons. Après tout, une case du genre est de poser la problématique suivante : c'est quoi être un être humain ? C'est primordial, éminemment philosophique. Sur la question, par exemple, Cyberpunk 2077 a rendu feuille blanche et, aux dernières nouvelles, attend toujours son 20/20. Pourtant c'était bougrement audacieux de la part de CD Projekt Red de se comporter comme une vraie compagnie cyberpunk qui prend ses employés et ses clients pour des machines sans âmes qui produisent et achètent et produisent et achètent. Vraiment méta de leur part, bravo à eux.

Une résonnance pareille n'est évidemment pas due au hasard. La SF parle souvent plus du présent que d'un potentiel futur farfelu qui ne verra jamais le jour tant que nos printemps sont caniculaires et nos étés invivables. Ce n'est pas CD Projekt qui se comporte comme une corporation cyberpunk, à vrai dire, mais plutôt l'inverse. Pas sûr donc – avec une ironie dramatique aussi lourde sur les épaules – que Cyberpunk 2077 aurait pu connaître destin plus glorieux.

Citizen Sleeper, en comparaison, donne un peu d'espoir pour le genre dans le JV. Le minimalisme pour lequel a opté Jump Over the Age donne envie de militer pour la décroissance tant le résultat ridiculise en personnalité et pertinence ce que des millions sont capables de produire en bugs et beauferies chez certains mastodontes de l'industrie. Puisque l'on est là pour faires les louanges d'une œuvre, mais pas seulement au détriment d'une autre, fermons cette parenthèse et louons Citizen Sleeper pour ce qu'il est de lui-même : un excellent jeu.

J'ai aimé passé des heures, tard la nuit, dans le noir, les fenêtres grandes ouvertes pour contrecarrer la canicule de la journée, à regarder l'Œil tourner sur lui-même au milieu d'un espace désespérément vide. Le jeu ne nous donne pas l'occasion de voir de nos propres yeux l'agitation des rues de la station, de ses restaurants et de ses commerces, de ses chantiers et de ses ports. Elle nous renvoie perpétuellement notre regard, d'une façon hypnotique au point de nous happer des heures durant à contempler l'affront, cette infrastrucutre contre-nature, ronflante et quelque part apaisante. Notre vision de l'objet est zénithale. Notre regard le parcoure à la façon d'un satellite, voguant d'un icone à l'autre pour explorer ses entrailles qui ne nous sont pas réellement accessibles. Il y en a des dizaines que l'on visite les uns après les autres. Celui de l'entrepôt du vieux mécano qui nous a recueilli en début de partie, à qui l'on peut prêter main forte si notre reconnaissance est sincère ; celui du bar où l'on peut se nourrir, se pinter et travailler pour la fort sympathique tenancière ; celui de cet appartement que l'on peut retaper si l'on se sent d'humeur sédentaire. Tous des lieux qui nous deviennent familiers quand bien même nous n'en avons que de brèves descriptions écrites, l'imagination faisant le reste.

Le "sleeper" que nous incarnons, un androïde doté de la conscience d'une pauvre âme vendue au diable corporatiste, se trouve là en bas, perdu dans ce gigantesque essaim mécanique. Iel besogne dur, fait des rencontres, se démène pour survivre. Vu de là-haut, nous ne sommes permis que d'imaginer les évènements. Nous ne faisons que jeter les dés à sa place, et les dés se chargent de la qualité de sa journée, ou plutôt de son cycle puisque aucun soleil n'éclaire jamais la station. Certains cycles lui apportent la fortune, d'autres ne lui permettent pas de se nourrir à sa faim. D'autant que les médicaments que les êtres mécaniques de son espèce doivent ingérer pour repousser l'obsolescence programmée qui les frappent se vendent à prix d'or. La quête principale qui l'anime se trouve donc être de s'intégrer dans la communauté, sans quoi il n'est pas possible d'envisager une vie dans cette cité, pinacle d'un individualisme débridé.

Citizen Sleeper est un conte sur l'émancipation vis à vis d'un certain système qui perçoit les individus comme un capital de plus à engranger, une masse docile à écraser. Chaque interaction à laquelle participe le sleeper rappelle que c'est là la plus grosse erreur de ce système. Même si ses petites victoires ne représentent pas grand chose à l'échelle du grand schéma de la vie, elles n'en restent pas moins des victoires aux bienfaits indéniables sur les quelques précieuses vies qui croisent le chemin du sleeper. Aucun héros de jeu de rôle ne renversera tout à sa seule force, c'est une certitude. Ce sont les petites gens qui, à force d'entraide et d'empathie, démentent les certitudes qui ont bâti cet Œil, cité concue dans un cynisme absolu. Et pourtant, même dans ce lieu d'une laideur humaine évidente, il existe une beauté qui émane de cette même espèce qui, toujours, se rebellera face à sa propre hideur.

Du cyberpunk sensible et réussi, du grand art dont le genre n'a pas été choisi pour ses seuls néons et ramens fumants. L'écriture – en anglais seulement – de Gareth Damian Martin porte le projet à bout de bras, c'est sûr, mais nous n'oublions pas pour autant les sublimes visuels de Guillaume Singelin et l'habillage sonore planant que l'on doit à Amos Roddy qui font du jeu un plaisir sensoriel rare. Vraiment, insistons sur ce point, Citizen Sleeper s'en sort si bien avec si peu. C'est un jeu intelligent qui sait ce qu'il veut et n'en fait pas plus. Il est un peu sorti de nulle part et m'a fait un bien fou. Jouez-y, c'est sur le Game Pass. Vous verrez que dans l'océan de cynisme dans lequel le jeu-vidéo et tout le reste menacent chaque jour de se noyer, il existe des œuvres comme celle-ci qui jamais ne vous traiteront comme des machines sans âme.

truculento_dantes
8

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Créée

le 8 juil. 2022

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