Dans un futur proche, le monde est en proie depuis quelques années à des phénomènes naturels ravageurs, qui ont conduit à la tribalisation progressive des États-Unis, où l'action se déroule. Death Stranding propose d'incarner Sam, un livreur, profession sur laquelle repose tout le lien social restant, et à qui on va demander prendre part à la reconstruction du pays. Premier projet d'Hideo Kojima depuis son départ de l'éditeur Konami, où il a créé la célèbre série des Metal Gear Solid, ce jeu a nourri bien des fantasmes, liés autant à son contenu qu'à la personnalité extravertie de son créateur. Mais la singularité d'une expérience vidéoludique est-elle signe de sa qualité ?


Comme pour justifier de s'être fait désirer autant d'années et avec autant de mystère, Death Stranding frappe fort pendant ses premières heures de jeu. Je pense d'abord et évidemment à ses graphismes, à commencer par son photoréalisme impressionnant, qu'on sent concentré sur ses têtes d'affiches, les personnages secondaires ayant un design assez lambda. Un tel niveau technique rend souvent obsolètes les limites avec le médium cinématographique, et la présence d'un casting de comédien.ne.s connu.e.s n'y est pas pour rien. Cela permet de profiter des performances les plus réussies (Mads Mikkelsen, bien entendu) comme... des autres. Les environnements naturels sont tout aussi frappants de beauté, et le plaisir ressenti à parcourir le jeu doit beaucoup à cette excellence technique, qui m'a plus d'une fois amené à m'arrêter d'avancer pour contempler les paysages proposés. C'est le sens indéniable de la mise en scène dont fait preuve le jeu et la solidité de sa direction artistique qui permettent surtout de mettre en valeur ces caractéristiques techniques. La nature invisible et torturée des principaux ennemis, les "échoués", les paysages urbains désolés qui côtoient les montagnes de pierre noire, tout cela traversé sur fond d'une bande-son tantôt planante, tantôt lancinante, mais toujours minimaliste... L'ensemble de ces qualités esthétiques donne lieu à une série de moments marquants qui rythment la progression dans le jeu. Cette réussite esthétique est en plus au service d'un propos ambitieux, puisqu'il est question dès l'introduction de thèmes aussi forts que la mort, la place de l'humain dans l'écosystème, ou la foi. Tout cela montre une volonté de marquer le joueur, et de tenir un propos politique autant qu'artistique, ce qui est tout à l'honneur du jeu.


Devant une telle ambition, j'étais paradoxalement assez inquiet : comment une proposition aussi intrigante tiendrait la longueur, puisqu'il était question de la part de ses créateurs d'une durée de vie moyenne autour des cinquante heures de jeu. À titre personnel, je n'ai pas été déçu, même si j'ai conscience qu'il s'agit d'une œuvre clivante. Elle va en fait au bout de sa prémisse et sera, du début à la fin, une simulation de livraison de colis. L'écrire me rappelle tout le potentiel comique de cette idée, ou du moins du contraste entre la grandiloquence du ton et le fond du gameplay. Mais en réalité, je trouve que la constance avec laquelle le jeu se tient à ses promesses est sa plus grande force. Car c'est sur le long terme que Death Stranding trouve la force de son propos. La mission de notre personnage, Sam, est de recréer un lien perdu entre des individus isolés, épars sur un vaste territoire, en assurant la livraison d'objets qui leur importent. Pour mener sa mission à bien, il a un équipement utile mais pas surpuissant, et aucune capacité physique particulière. Et c'est bien la particularité du jeu : ressentir les limites des capacités de son héros, et la difficulté de la tâche qui lui est demandée. Grâce à des choix de gameplay judicieux, on ressent manette en main cette difficulté. On est souvent frustré devant les diverses difficultés qui apparaissent, et on ne se sent jamais au-dessus d'elles. La manière dont l'humilité du héros est affirmée sans relâche est pour moi une très bonne chose, qui donne son identité à l’œuvre. Il sera demandé du joueur d'être toujours vigilant : à la répartition du poids de ses cargaisons, à l'itinéraire emprunté, à la topographie des lieux traversés... Un vrai travail de fourmi, qui exige l'endurance plutôt que la puissance, et dont le contraste avec les héros de jeux vidéo habituellement tout-puissants m'a paru vraiment rafraîchissant.


Malheureusement, le jeu pâtit d'une écriture maladroite, qui lui enlève un peu de sa force, évocatrice autant qu'émotionnelle. J'évoquerai d'abord les dialogues, qui manquent de subtilité, pour parfois même verser dans le grotesque quand le scénario se perd dans des twists inutilement alambiqués. Alors que l'expérience de jeu en elle-même est porteuse de messages forts, les auteurs se sentent comme obligés de les appuyer en les explicitant, ce qui est assez agaçant, d'autant que les cinématiques se rallongent à mesure que l'on approche de la fin du récit. Les antagonistes sont globalement assez ratés, et j'ai été plusieurs fois sorti du récit par la place prise par l'un d'entre eux, caricatural jusqu'au ridicule plus d'une fois. De même, les propos politiques tenus par les personnages sont la plupart du temps tristement peu subtils. J'ai eu l'impression que les créateurs du jeu ont tellement craint que les joueurs ne passent à côté de son message qu'ils ont fini par l'affaiblir à force de le marteler, alors même que l'univers et le système de jeu créés pour l'occasion faisaient très bien leur office.


Il n'en reste pas moins que pour une production de son calibre, Death Stranding fait preuve d'une audace qui m'a enthousiasmé. Son propos sur l'importance du collectif et du lien social m'a semblé sonner juste, et n'est pas que de façade tant il fonde toutes les mécaniques de jeu, de la place donnée à la préparation des missions au fort sentiment de solitude que procurent les étendues traversées, en passant par la possibilité laissée à tous les joueurs, via la connexion internet de la console, d'utiliser des infrastructures construites par d'autres. On sent tout le travail fourni pour donner du sens à des choix radicaux. L'utilisation de ce terme n'est pas innocente de ma part : je pense clairement que le jeu ne peut pas plaire à tous. Et ce n'est pas très grave finalement, car il perd en accessibilité ce qu'il gagne en intégrité artistique. De ce fait, il ne ressemble à aucun autre jeu. Et ça m'a beaucoup plu.

Larsen
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le 5 avr. 2020

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