On oublie trop souvent, en cette époque prolifique pour le RPG occidental, de différencier deux écoles pourtant fondamentalement opposées. D’un côté, le RPG story-driven, à la The Witcher, où l’histoire et l’écriture prennent le pas sur les mécaniques de jeu. De l’autre, le RPG system-driven, où, inversement, c’est le système qui a la priorité sur l’histoire. En tant que disciple de l’école allemande par ailleurs biberonné aux premiers crus Obsidian et Bethesda, je n’ai de cesse de marteler, depuis des années, mon appartenance quasi-sectaire à cette seconde école (quitte, parfois, à démolir joyeusement les représentants de la première). D'abord parce que, dans "jeu de rôle", il y a "jeu". Ensuite parce qu'il sera toujours beaucoup plus difficile, pour un concepteur, de réussir un jeu system-driven que story-driven, tant sont plus nombreux les paramètres à prendre en compte, lesquels (et contrairement aux idées reçues), non seulement ne négligent pas l'écriture, mais, en plus, y ajoutent d'importantes contraintes de correspondance entre celle-ci et les ensembles de règles qui régissent le système.


Or, comment repérer un RPG system-driven ? Un indice idiot, et pourtant généralement fiable : la longueur des dialogues. Dans un RPG orienté système, les textes pourront être fréquents, mais seront limités en taille et en durée de lecture, de manière à aller droit à l'essentiel. Bien souvent, le personnage joueur ne sera lui-même pas doublé. Faites le test : ce simple distinguo vous permettra déjà d'isoler la plupart des productions Piranha Bytes, Bethesda et Larian. Dans la liste, vous trouverez certes beaucoup d'hybrides, pensés pour plaire à la fois aux joueurs orientés système et aux joueurs orientés histoire (exemple typique : Skyrim)… mais ceux-ci, faute d'opérer un choix net, ne prennent que trop le risque d'échouer dans l'un et l'autre domaine. Larian Studios, avec Divinity : Original Sin, avait, lui, pris le parti net d'un RPG à système. Ou plutôt, à systèmes. Archi orienté combat, le titre vous mettait dans une perpétuelle situation de décision, par rapport aux compétences, aux éléments de décor, aux statistiques de chaque membre de votre équipe, et vous demandait de bien gérer vos montées de niveau. L'histoire, en toile de fond, se laissait souvent oublier, comme en retrait ; mais elle restait bien là, présente du début à la fin, pour guider, donner un sens à la progression du joueur, parfois aussi pour donner l'illusion (réussie) d'un monde vivant et réactif, d'une simulation de réalité, laquelle est de plus en plus recherchée dans le genre, mais pas toujours atteinte.


Divinity : Original Sin II, comme ses prédécesseurs, est un RPG ou l'idée de "rôle" passe avant tout par une somme de mécanismes. Affinités élémentaires. Points d'action. Quêtes à embranchements multiples. Suprématie du "niveau d'or", ce doux concept où un seul niveau de différence avec l'ennemi fait toute la différence. Sans doute parce qu'il a été conçu en Belgique, ce jeu reste très proche de la vision allemande du genre, celle-là même qui est portée depuis vingt ans par le vénérable studio Piranha Bytes (Gothic) : la progression y est précisément réglée, presque millimétrée, au sein d'un monde (semi-)ouvert, qui canalise l'exploration du joueur en un labyrinthe d'ateliers qu'on finira par effectuer dans un certain ordre, avec, omniprésent, ce besoin de choisir entre plusieurs routes, souvent de revenir sur ses pas pour trouver un affrontement à sa mesure. Plus qu'avant, cette caractéristique frappe dans Original Sin II d'une construction en monde semi-ouvert, avec un hub central d'où partent des ramifications multiples et interconnectées, qu'on explore avec prudence jusqu'à se constituer une feuille de route sur mesure. L'essentiel de la partie a en effet lieu sur une seule et unique carte en free roaming, on y commence à l'un des angles et on "ouvre" progressivement la progression au fur et à mesure de son avancée, jusqu'à atteindre une ville qui sera le point de départ d'une infinité de chemins. De ce point de vue, Original Sin II est beaucoup plus proche du tout premier Divinity que de son prédécesseur direct, un choix de level design plutôt courageux et surtout permettant de délivrer un meilleur sentiment de progression – on vainc la carte petit à petit, et on mesure à haut niveau l'étendue du chemin parcouru d'un (gratifiant) coup d'œil à la carte purgée de ses monstres.


Le système de combat de cette suite est celui du RPG de 2014, avec plus de sorts et plus capacités. Original Sin II est encore plus axé stratégie, et demande d'avoir une bonne vision à long terme du développement des personnages pour progresser : la difficulté a été relevée d'un sérieux cran depuis le I, et le mode normal de ce nouveau jeu équivaut au mode difficile de son prédécesseur. De nombreux retours évoquent des inégalités entre les classes (spoiler alert : l'arc et certaines disciplines de sorcellerie semblent être avantagés), on émettra donc un bémol sur la qualité de l'équilibrage ; reste qu'avec le patching sérieux et permanent dont il bénéficie, Original Sin II approfondit un concept déjà brillant, où chaque combat exige du joueur sang-froid et réflexion. Derrière les couleurs bariolées et l'humour de façade, Larian signe en réalité une expérience clairement hardcore, qui s'assume comme telle, où chaque petite erreur se paye cher. Plus que jamais, la progression se mérite. Mais la grande réussite du jeu, contrairement à des concurrents finalement pas beaucoup plus durs (Pillars of Eternity, pour en citer un), est de stimuler le joueur en permanence, avec de nouvelles capacités, de nouvelles configurations de terrain, avec l'opportunité régulière (jusqu'à un certain point, du moins) de reconfigurer son groupe pour tester de nouvelles combos. Le tour-par-tour invite à pleinement réfléchir chaque action, à prendre son temps pour constituer l'échiquier mental de la victoire. C'est dans cette attention portée à ses combats qu'Original Sin II se distingue le plus.


De manière moins criante, mais toutefois notable (et là est toute la difficulté pour un jeu orienté système) : Original Sin II se distingue par son histoire. La série cultive depuis le début un ton mi-épique mi-comique, une sorte de fantasy grand public où l'art de la gaudriole compte autant que celui du plot twist machiavélique. On avait reproché au premier Original Sin son intrigue un peu trop morcelée, trop constituée d'ateliers indépendants qui peinaient, parfois, à former un tout compact et cohérent malgré la densité de l'histoire. Pour cette suite, Larian montre un souci de mieux faire en interconnectant davantage les enjeux, principaux comme secondaires : progresser dans les quêtes secondaires fait progresser dans des quêtes principales, un même personnage peut être la clé de plusieurs problèmes, et visiter des zones d'apparence resserrée peut ouvrir la progression sur différents axes. Dans le même temps, Original Sin II, comme les autres Divinity, prend garde à ne pas noyer le joueur sous le texte, affiche son souhait de se faire comprendre en peu de mots. Ainsi, à la densité du lore répond celle des combats, et à la simplicité de la compréhension des enjeux narratifs répond la rapidité de l'appréhension des enjeux d'une bataille.


C'est, à mon sens, à cela qu'on doit mesurer la réussite d'un RPG, et de celui-ci particulièrement : ce souci de clarté, d'immédiateté, qui permet au jeu de garder un ton homogène, et, par là-même, d'éviter cette si désagréable dissonance narrative que trop de RPG soi-disant matures cultivent presque malgré eux. Il y a un énorme travail, dans Original Sin II, non seulement sur la recherche d'un équilibre entre narration et action, mais aussi sur la manière dont la narration nourrit l'action, et vice-versa. C'est ce qui permet au joueur de tisser un certain rapport de connivence avec le monde du jeu, et de ne jamais perdre de vue les enjeux narratifs d'une baston, voire du choix de l'engager, ou non. De plus, simplicité ne veut pas dire immaturité : quoique colorée et pleine de personnages aux caractères marqués, l'aventure aborde, comme dans tous les épisodes de la série, des thématiques tout à fait "adultes". Secrets, trahisons, retournements de situation, lore riche et détaillé qui s'appuie des thématiques déjà creusées par les nombreux jeux Divinity sortis auparavant : Original Sin II creuse tranquillement, mais avec assurance, le sillon d'une réflexion universelle sur la nature des dieux et le sens de la religion, à travers le récit de déités déchues et des "élus" mortels appelés à les remplacer. Bien obligé, ça ne réinvente pas la poudre, mais la mythologie rivelonnienne continue de se complexifier, avec ses nombreux personnages-clés, son histoire pleine de rebondissements et son Histoire (avec un grand H) qui brasse large dans les époques et les mythes, presque façon Elder Scrolls.


Mais le plus beau, c'est quand même que le jeu essaie de construire un pont entre les deux approches du RPG. Ce n'est pas le premier à essayer, mais Original Sin II atteint un certain état de grâce dans sa recherche d'équilibre entre récit et stratégie. Un peu à la façon d'un Banner Saga en nettement plus ambitieux, celui-ci réussit à la fois à raconter une histoire intéressante et à stimuler les facultés intellectuelles du joueur dans ses nombreuses phases de combat à appréhender selon son propre style. Surtout, il laisse libre cours au joueur pour créer son personnage et son groupe d'aventuriers sur mesure. Le début donne le ton : on peut soit incarner un personnage au background prédéfini, qui disposera de ses propres options de dialogue pendant la partie et dont le chemin général sera (légèrement) spécifique, soit un personnage entièrement neuf qui n'obéira qu'à certaines caractéristiques de classe. De même, les personnages recrutables proposent chacun un style de jeu, qui pourra être défini sur mesure. Quand on considère la difficulté du jeu et le nombre de combinaisons de styles possible, on se rend compte que l'expérience est tout autant adaptée aux joueurs souhaitant être pris par la main (dans les limites du raisonnable) qu'aux "power players" aimant maximiser leurs statistiques... et, de façon intermédiaire, aux joueurs avides de prouver ce dont ils sont capables dans un second run plus difficile. Le jeu dispose d'un potentiel de rejouabilité énorme, et ce pour n'importe quel type de public. Surtout, il excelle à maintenir un équilibre tout du long, pour garder l'attention sur la durée de tous ces types de joueurs. Son ouverture accrue au mode coopératif, qui ne réduit jamais l'intérêt d'un mode solo équitablement pensé, s'inscrit dans cette ligne directrice. Même les rôlistes papier sont concernés, avec l'apparition d'un mode "Maître de jeu" qui permet à chacun de créer ses propres aventures avant de les gouverner lors de parties en ligne. C'est cet ensemble de caractéristiques qui marque le plus grand progrès de ce jeu par rapport à son prédécesseur.


Il y a bien quelques reproches à formuler à Divinity : Original Sin II. Plus beau, plus amusant, plus cohérent et compact que son prédécesseur, il en reproduit aussi certaines erreurs et imprécisions. La plus frappante, particulièrement de la part d'un studio avec autant d'expérience et sorti d'une phase de test aussi longue, reste cette prise en compte lacunaire de la liberté offerte au joueur. C'est l'un des mantras du jeu : laisser le joueur faire ce qu'il veut, aborder les quêtes de la façon qu'il l'entend, franchir certains obstacles (d'apparence insurmontables) avec ses propres astuces... fussent-elles bricolées sur un coin de table. Il y a déjà ce problème décevant des embranchements de quêtes et de leurs résolutions. Dès le tutoriel, j'ai noté des incohérences plus ou moins gênantes : des dialogues ne prennent pas en compte la manière dont on a résolu un problème, les textes du journal s'emmêlent les pinceaux. C'est comme si les développeurs n'avaient pas prévu certaines manières de progresser, pourtant évidentes. Résultat, on a parfois l'impression de faire glitcher le système de quêtes, en en résolvant certaines avant même de les avoir activées, voire en empêchant par des actions non prévues leur clôture. Un constat qui m'a alarmé, tant ces configurations problématiques interviennent tôt dans le jeu et sur la version finale. Le premier Original Sin était lui aussi occasionnellement frappé par ces incohérences, qui prouvent que Larian a encore du boulot avant d'arriver au niveau de ses modèles teutons ou même américains : le quest design a encore des progrès à faire. Le souci surprend d'autant plus qu'on pensait les Belges affranchis de ces problématiques après leur travail de traque des derniers "bugs" sur l'Enhanced Edition. On accordera à cette suite un mérite essentiel : la qualité de la version française, beaucoup plus clean au lancement que ne l'était celle du premier Original Sin. Mais quel dommage, alors, de constater que le suivi des développeurs vient mettre à mal cette traduction, voire remplace des bugs par d'autres. Un problème récurrent qui n'épargne pas Larian, et qui aurait tendance, malgré mes 60 heures passées sur cette version, à recommander l'attente d'une version Enhanced. Ce qui est d'autant plus dommage que Larian confirme ici son amour du genre et son respect du joueur ; mieux, son respect des joueurs, qu'il embrasse avec une tendresse égale, sans discrimination de leurs goûts ni de leurs rythmes : une philosophie toute occidentale certes, pourtant mâtinée de ce qui fit le succès d'une certaine firme japonaise dont le nom commence par la lettre N.

boulingrin87
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le 20 nov. 2017

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Seb C.

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