Le voyage débute dans le frisson d’une plaine encore endormie. L’aube éclaire des sentiers escarpés, des villages accrochés à la roche, un monde qui respire avec une insolence presque organique. Dragon’s Dogma 2 ne cherche pas à séduire. Il impose. Pas de prologue démonstratif, pas de récits envahissants : juste un corps lancé dans un monde immense, une mission énigmatique comme fil d’Ariane, et le reste, livré au joueur. Dès les premiers pas, une évidence s’impose : ici, c’est l’exploration qui dicte le récit, et non l’inverse.
Le moteur RE Engine, déjà éprouvé ailleurs, donne ici sa pleine mesure. Les environnements s’y déploient avec une amplitude presque baroque. Montagnes striées de vent, forêts où la lumière filtre en taches tremblantes, villes fortifiées où s’entassent les marchands et les intrigues : chaque lieu respire une identité forte. Le monde est vaste, cohérent, dense, et plus vivant que jamais. Mais l’ampleur a un prix. Sur consoles, les performances souffrent : framerate incertain, saccades visibles en ville, pas de choix entre fluidité et qualité visuelle. Le jeu, parfois, vacille là où il devrait briller. Sur PC, le spectacle est plus constant, à condition d’avoir une configuration solide. L’ambition technique est manifeste, mais reste inégalement maîtrisée.
Et pourtant, c’est précisément cette rugosité qui donne à Dragon’s Dogma 2 son épaisseur. Ce n’est pas un monde de carte postale : c’est un terrain qui résiste. L’exploration est lente, les voyages longs, les raccourcis rares. L’absence presque totale de voyage rapide, les sauvegardes limitées à un unique emplacement, les nuits d’encre où tout devient menace : chaque pas compte. Chaque détour peut être fatal. Mais à force de vous forcer à marcher, le jeu vous force aussi à voir. Il ne vous mène pas par la main : il vous laisse tomber, pour que vous appreniez à grimper.
Dans cette logique d’exigence, les combats prennent une importance capitale. Chaque affrontement est un petit miracle de violence chorégraphiée. Le système de classes — ou « vocations » — offre une grande variété de styles : du voleur agile au mage élémentaire, du guerrier massif à l’archer acrobatique, chacun trouve une expression propre. Mais plus encore, il invite à l’expérimentation. On ne reste pas enfermé dans un rôle : on change, on évolue, on fusionne des vocations pour en créer de nouvelles. Cette plasticité nourrit une sensation d’appropriation rare. Et dans les combats, cette liberté se déchaîne. Grimper sur le dos d’un griffon en plein vol, planter sa lame dans l’œil d’un cyclope, invoquer une pluie de météores sur une horde de morts-vivants : ces moments de tension, de chaos pur, composent une fresque de puissance en perpétuel équilibre entre le contrôle et la catastrophe.
Mais l’ingrédient secret, celui qui rend l’ensemble inimitable, c’est le système des Pions. Ces compagnons ne sont pas de simples sbires contrôlés par l’IA : ce sont des créatures à part entière, façonnées par les joueurs, échangées entre parties, nourries d’expériences passées. Ils apprennent, commentent, proposent des itinéraires, se souviennent de quêtes déjà vécues dans d’autres univers. Ce sont des reflets, des doublures, des éclaireurs. Ils donnent au monde une étrange patine d’humanité. On s’y attache. On les maudit parfois. Mais ils participent à cette impression rare d’un monde vivant, peuplé de consciences flottantes, interconnectées.
Là encore, tout ne fonctionne pas parfaitement. L’intelligence de ces compagnons peut parfois s’effondrer : ils tombent dans le vide, bloquent des chemins, répètent des phrases à l’excès. Les situations scriptées les piègent, et l’illusion peut se fissurer. C’est agaçant. Mais jamais rédhibitoire. Parce qu’au-delà de leurs maladresses, ces Pions restent un pari de design fulgurant, une mécanique sociale sans équivalent ailleurs.
La structure du jeu, elle aussi, prend des risques. L’intrigue principale, assez classique, s’efface presque volontairement derrière le monde. Elle avance lentement, parfois maladroitement, mais jamais au détriment de la liberté du joueur. Ce n’est pas une histoire qui vous emmène : c’est un monde qui vous absorbe. Et si les quêtes secondaires manquent parfois d’originalité, certaines, bien cachées, réservent des surprises d’une densité inattendue. Les choix ont des conséquences. Pas forcément spectaculaires, mais souvent profondes. Une ville qui brûle. Un pont qui s’écroule. Un allié trahi. Les lignes du récit se déplacent avec lenteur, mais elles ne sont jamais figées.
Il faut aussi évoquer le bestiaire : vaste, impressionnant, mais parfois redondant. Gobelins, trolls, harpies, ogres… leur réapparition fréquente finit par user. Pourtant, chaque rencontre peut se renouveler selon le terrain, l’heure, la météo. On apprend à se méfier des collines paisibles, des ruines silencieuses, des forêts brumeuses. Tout peut basculer en une seconde. C’est dans cette imprévisibilité que le jeu prend son ampleur.
Les menus, l’inventaire, l’interface globale trahissent en revanche une philosophie plus archaïque. L’ergonomie est rigide, désuète, peu accueillante. Le joueur doit faire l’effort de comprendre, d’apprivoiser. C’est frustrant, parfois inutilement pénible. Mais encore une fois, cette difficulté participe à une forme de cohérence globale : Dragon’s Dogma 2 ne cherche pas la séduction immédiate, mais l’adhésion dans la durée.
Le modèle économique, lui, laisse une ombre plus nette. Bien que les microtransactions restent optionnelles, leur simple présence détonne. Objets de résurrection, pierres de téléportation, cosmétiques : tout cela est accessible autrement, mais leur mise en avant est malvenue dans un jeu qui valorise tant la difficulté. Le compromis commercial affleure dans une œuvre qui aurait gagné à s’en affranchir totalement.
Et pourtant. Malgré tout. Malgré ses maladresses d’écriture, ses performances capricieuses, ses menus grinçants, Dragon’s Dogma 2 impressionne. Par sa cohérence. Par son exigence. Par son refus de la facilité. C’est un RPG qui regarde le joueur droit dans les yeux, sans le flatter, sans l’aider, sans s’excuser. Un RPG qui assume ses choix, qui revendique sa lenteur, qui exige l’attention. Il faut du temps pour l’apprivoiser. Mais une fois passé ce cap, ce jeu ne vous quitte plus. Il s’infiltre. Il obsède. Il resurgit.
Peu de jeux aujourd’hui osent vous abandonner dans un monde sans balises, sans GPS, sans pitié. Dragon’s Dogma 2 le fait, avec la grâce rugueuse des œuvres sûres d’elles-mêmes. Ce n’est pas un jeu qui vous prend par la main. C’est un jeu qui vous laisse tomber. Et vous tend la main… seulement si vous avez le courage de vous relever.