Europa Universalis 4 est un grand jeu de stratégie historique : non seulement grâce à la fluidité de ses mécanismes, mais surtout parce qu’il nous permet de ressentir et de questionner les rapports de force qui ont fait l’Histoire.

Il s’est passé quelque chose chez Paradox Studio. Longtemps, le développeur n’a touché qu’un petit public de stratèges capables de maîtriser des interfaces absconses, assez passionnés pour oublier les bugs qui étaient monnaie courante dans les premiers Europa Universalis. On pourrait situer le tournant en 2009, avec la sortie dans un état lamentable d’Hearts of Iron 3. Si à force de patchs successifs celui-ci est depuis devenu l’un des tous meilleurs simulateur stratégique de la Seconde Guerre Mondiale, même les fans les plus endurcis de Paradox ont été refroidis. Par chance, Paradox est aussi éditeur, et a pu profiter de plusieurs succès (notamment Mount & Blade en 2008, Magicka en 2011) pour investir dans le contrôle qualité de son studio interne. Le résultat de cette mue laisse sans voix. En février 2012, le studio sort son chef-d’œuvre et plus grand succès à ce jour, Crusader Kings II, un jeu de grande stratégie médiévale reprenant certains mécanismes du RPG, agréable aux yeux, — relativement — accessible, passionnant, un formidable générateur d’histoires.


Un an et demi plus tard, après une série de mini-extensions pour Crusader Kings II, Paradox remet ça. Europa Universalis 4 mérite amplement les éloges décernés par les — trop rares — critiques qui ont pris le temps de se pencher sur lui. Si à première vue, les deux classiques instantanés se ressemblent, EU4 est peut-être moins immédiatement prenant, à cause de la différence d’échelle. Crusader Kings II nous happe tout de suite avec ses histoires de dynastie, ses querelles familiales. Au bout de dix minutes à peine, le joueur en vient à se demander si le souverain qu’il dirige ne doit pas épouser sa nièce, ce qui lui permettrait d’hériter d’un duché à la mort, accidentelle, évidemment accidentelle, de son petit cousin. Cette personnalisation des conflits, caractéristique de l’Europe féodale, est moins présente à l’époque moderne : il ne s’agit donc plus d’incarner un souverain, mais plutôt un pays, à travers une lutte sans merci pour la conquête mondiale.


Qui veut aller loin, ménage sa monture, voilà ce que le joueur d’Europa Universalis ne doit jamais perdre de vue. Le stratège pressé risque d’autant plus la déconvenue que les développeurs ont mis en place de nombreux garde-fous pour punir les expansions trop rapides et nous inciter à la prudence. Il faut savoir faire le dos rond pendant les moments difficiles, ne pas hésiter à attendre les occasions favorables, passer maître dans l’art du compromis. Ces impératifs qui donnent au jeu toute sa saveur historique sont renforcés par le mode ironman, optionnel, qui seul distribue les succès, et interdit de recharger la partie lorsque tout va mal : autant dire qu’on retrouve quelque chose de la tension du survival, et qu’on hésite un long moment avant de déclarer une guerre au résultat mal assuré. Par chance, les erreurs ne sont pas toujours fatales, et en ravalant son orgueil, un fin diplomate pourra se tirer de presque toutes les situations avant de préparer minutieusement sa vengeance. Europa Universalis nous emmène sur un frêle esquif emporté dans le tumulte des nations, dont le capitaine doit savoir slalomer entre les écueils.


Cette leçon de surf historique est d’autant plus fascinante que les mécanismes sont d’une impressionnante fluidité : si Paradox a encore quelques réglages à effectuer, tout ou presque se tient, le joueur se trouve en permanence dans un équilibre précaire, et le jeu le pousse sans cesse à modifier son assiette afin de réagir à la situation géopolitique du moment. Un pays rival vous livre une concurrence commerciale sans pitié ? La guerre est une option, mais est-elle la plus rentable ? Ne vaut-il pas mieux construire des navires de patrouille ou des infrastructures pour améliorer votre puissance commerciale ? Mais pour cela, ne faut-il pas augmenter vos revenus ? Comment vos alliés réagiront-ils ? Ne risquez-vous pas qu’une coalition s’oppose à vos vues ? Comment assurer un budget si la guerre risque de mettre à mal le calme de vos colonies ? Tout est lié, par le biais de quelques ressources — principalement l’or et les points de souveraineté — qui permettent d’agir sur différents indicateurs de stabilité, d’assurer une politique militaire et étrangère, de progresser culturellement ou techniquement.

Malgré les quelques difficultés qui subsistent pour contrôler en temps réel un empire mondial — pas toujours facile de suivre en même temps une guerre sur le Vieux Continent et un explorateur en Polynésie — le jeu parvient à ne pas sombrer dans l’enfer du micro-management. Paradox semble avoir dépassé le maître Sid Meier dans l’application de son fameux précepte : "un bon jeu est une série de décisions intéressantes".

Face à tant de périls, après des années de savants arbitrages, la moindre réussite est pour le joueur une source de fierté : il s’identifie immanquablement à lente montée en puissance d’une nation dont il a pris les rênes, la carte du monde lui exposant le chemin parcouru.

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le 26 août 2013

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