Je ne voulais pas y aller. Ca ne me disait rien qui vaille. Déjà, il faut que je vous dise, le "réalisme magique", ce n’est pas mon truc. García Márquez me rase. En guise de magie, on nous sert surtout tout ce qui passe par la tête de l’auteur... Et puis un jeu d’aventure aux graphismes trop léchés pour être honnêtes et à la bande son folk, comment ne pas penser au soporifique Sword & Sorcery ? Malgré mes réticences, on m’a forcé la main, alors je suis parti à la recherche de la Kentucky Route Zero.

Au début, je suis resté sur mes gardes. Un camionneur arrive dans une station service égarée. Le soleil se couche. La station service est en forme de tête de cheval. Le camionneur est suivi par un chien, et il parle de poésie au pompiste. On y est ! Un jeu aussi pédant que creux, Jake Eliott et Tamas Kemenczy, cofondateurs du studio Cardboard Computers, seraient-ils des émules des pompeux Tale of Tales (The Path) ? Au bout de cinq minutes, arrive le clin d’oeil méta attendu. Ca s’annonce mal.

Et puis je continue ma route, et alors, lentement, mais sûrement, quelque chose se passe. Je me prends à remarquer des détails, je commence à y croire, et je plonge dans l’univers onirique des symboles. Tout cela n’est pas dénué de sens, il y a des récurrences. Me voici à explorer un drôle de Kentucky intérieur, mystique, mais aussi étrangement vrai. Au lieu de me rejeter comme je le craignais, le paysage me happe et me hante.

Avec ses zooms et sens lents travellings, Kentucky Route Zero ne se contente pas de mimer un effet à la mode : sous ses airs de coffee-table game crée pour les possesseurs du dernier iPad, le jeu cherche à nous faire pénétrer dans la profondeur des choses, à produire un effet de décalage, à nous montrer le dessous hallucinatoire du réel. Le joueur se fait visionnaire. Il participe d’ailleurs à la création du sens par le biais de ses choix de dialogue qui aident à définir le passé et les pensées du ou des personnages — nous ne sommes pas lié à un seul avatar —. Quelque part à mi-chemin entre The Walking Dead et Home, Kentucky Route Zero ne nous permet pas de modifier le déroulement du voyage, mais nous offre la possibilité d’en préciser la coloration, d’inscrire dans le monde du jeu nos impressions. Reste à voir l’influence que ces choix auront sur la suite de l’aventure, puisque pour le moment seul le premier acte, d’une heure environ, est disponible.

En laissant pour ainsi dire la main au joueur, Kentucky Route Zero n’en abandonne pas pour autant une volonté de faire sens. Si l’adjectif lynchien paraît tout à fait approprié pour caractériser le jeu, le surréalisme n’est pas ici une excuse pour le n’importe quoi, comme il peut l’être chez les imitateurs de seconde zone du maître de l’étrange. S’il fallait, sans révéler les différentes étapes d’un trajet qui mérite d’être entrepris l’esprit vierge, évoquer les réseaux de signification qui traversent l’oeuvre de Cardboard Computer, on pourrait parler d’une évocation mélancolique de l’Amérique en crise. Il faudrait peut-être s’interroger sur le nouveau regard que la fiction contemporaine porte sur le vieux sud américain, dont The Walking Dead est le principal porte-étendard vidéoludique. Peut-être le Sud, ancré dans la décadence depuis des années, permet-il de jeter un regard nostalgique sur le marasme économique qui frappe le pays, loin de la violence que peut symboliser la Rust Belt. Arpenter les routes du Kentucky, c’est traverser un pays qui a appris à survivre dans l’ombre d’une grandeur passée, à faire avec. Conway, le camionneur, travaille pour une boutique d’antiquités qui peine à survivre, il livre une télé cathodique, et même les maisons neuves semblent tomber en ruine.

Influencé par le Southern Gothic, Jake Elliott, explique dans un entretien avec Don Tercio d’aqnb.com qu’il veut donner la parole aux "marginaux", et plus particulièrement aux "travailleurs du sud et du Midwest". De ce point de vue, Kentucky Route Zero, multi-nominé à l’IGF 2013, est une réussite puisque le jeu parvient à donner une réelle dimension humaine à des personnages paumés en rase campagne, des ouvriers brisés, des intellectuels au chômage, fantômes d’une Amérique condamnée à rêver son passé faute d’apercevoir un avenir.

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le 31 janv. 2013

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