En préambule de cette critique de Final Fantasy VIII, je vous soumets l’interrogation qui en sera le fil conducteur : y a-t-il une meilleure manière de juger un jeu vidéo ? Pour ma part, je ne privilégie pas systématiquement le critère ludique pour apprécier un jeu, bien que ce dernier puisse paraitre évident — et il l’est. Cependant, il y a des jeux vidéo que l’on peut résolument considérer comme des œuvres plutôt que comme des jeux, ce qui peut élargir notre grille de lecture. Je me suis exprimé ici et là concernant ce débat, mais je n’ai jamais eu l’occasion de le poser dans une critique. Et le huitième opus de la saga FF est le jeu idéal pour m’y coller !


Parce que FFVIII est un cas assez particulier. C’est un jeu cassé. C’est un jeu vidéo — dans son acceptation purement ludique — bancal, voire raté ; assertion qui n’a rien de gratuite et que je m’emploierai à démontrer par la suite. Et pourtant, avec sa moyenne de 7.8/10 et sa présence en bonne place dans de nombreux sondages et tops personnels, FFVIII peut s’enorgueillir d’une appréciation générale très positive. En tant qu’œuvre, dans une acceptation large, c’est un jeu vidéo incroyablement marquant.


Faut-il y voir un paradoxe ? Pas sûr.



FFVIII, un jeu cassé



Il y aurait beaucoup à dire sur le fonctionnement — ou plutôt le dysfonctionnement — ludique de Final Fantasy VIII, donc autant préciser d’emblée que cette analyse se veut plus concise qu’exhaustive et vise avant tout à en dégager les soucis majeurs.


En premier lieu, il faut comprendre que, fidèle à sa réputation de licence audacieuse, FFVIII se veut novateur. Il introduit de tous nouveaux systèmes de progression via les associations de G-Force (entités magiques que l’on attribue à nos personnages pour les faire évoluer), et demande au joueur de se procurer lui-même ses magies en les dérobant aux adversaires. Il va donc falloir oublier ses vieux réflexes de gamer et réapprendre à jouer aux J-RPG sous peine de se casser les dents.


Et ma foi, cette volonté de proposer de nouvelles approches à un genre qui a tendance à tourner en rond m’apparait comme une bonne chose. Seulement les nouvelles approches en question manquent de profondeur et de réflexion. Ainsi, quiconque prendra le temps de comprendre les mécanismes de FFVIII réalisera vite l’ampleur des failles qui en composent le game-design pour les utiliser à son avantage.


Pour le comprendre aisément, voici schématiquement les règles de FFVIII :


1 • La puissance de ce qui vous fait obstacle (les mobs, les boss, etc.) est conditionnée par le niveau de vos personnages (level scaling), et non par votre progression dans le jeu.


2 • La puissance de vos personnages est conditionnée par le nombre de magies dont vous disposez, tandis que leur propre niveau est un facteur négligeable.


3 • Puissance du jeu et puissance du joueur varient donc de manière indépendante ET vous avez un contrôle quasi-total sur chacune d’elles.


À partir de là, l’équation est simple : retardez votre gain de niveaux et concentrez-vous sur l’obtention de magie, et la puissance des mobs stagnera pendant que la vôtre augmentera. En n’interagissant pas entre eux, ces deux systèmes forment la base d’un game-design bancal. Mais par l’étendue du contrôle que le joueur possède sur ces deux variables, FFVIII crée un déséquilibre à l’avantage du joueur si colossal que l’édifice finit de s’effondrer.



Quelques exemples des trop nombreuses clés que le jeu fournit pour programmer son avancée :



• le nombre de magies que vous pouvez subtiliser aux mobs n’est pas capé, vous pouvez les farmer à loisir jusqu’à atteindre le maximum, même en début de jeu.



• vous pouvez fuir tous les combats aléatoires après avoir farmé les magies, ainsi vous ne gagnez pas d’expérience et n’augmentez pas votre niveau (et donc celui du jeu).



• les combats obligatoires (les boss) ne vous rapportent pas d’xp (donc pas de niveau, la difficulté du jeu n'augmente toujours pas) mais vous rapportent des points de compétences pour améliorer vos G-Force (donc votre puissance).



• vous pouvez réassigner vos magies (et G-Force) à n’importe quel personnage à tout moment, sans contrepartie, faisant de chacun d’eux de véritables bulldozers même si le scénario impose une séparation du groupe.



S’installe alors une boucle de gameplay sur-efficiente basée sur un farm intense de magies que l’on pourra réassigner aux différents membres de l’équipe selon les besoins. La puissance du joueur augmente de manière exponentielle. Le choix, qui devrait être cornélien, entre attaquer l’ennemi ou lui voler ses magies (le voler signifie le laisser attaquer librement plus longtemps), est rendu caduque par l’ascendant que vous possédez sur lui. Ascendant qui vous permet de récupérer plus de magies sans danger, et ainsi de suite. La mécanique de snowball est en place.


En somme, les systèmes de FFVIII peuvent être facilement abusés. Face à cela, on entend parfois dire que c’est au joueur de ne pas casser le jeu pour l’apprécier, qu’il doit adapter son gameplay. La solution, pour s’assurer une bonne expérience, serait ainsi de sous-optimiser ses actions… Bah oui, mais non. Si FFVIII permet une surexploitation de ses systèmes provoquant de gros déséquilibres, ce n’est pas le joueur qui détourne les lois du jeu en optimisant sa progression, mais bien les lois elles-mêmes qui sont mal posées.


À cet exposé, on pourrait ajouter que les autres systèmes auxiliaires de FFVIII ne sont guère mieux pensés, parfois inutiles lorsqu’ils ne sont pas carrément non pertinents : les affinités des G-Force dont la contrepartie négative est négligeable, les Limit Break (= super-attaque) bien trop puissantes dont on peut également abuser, le système de conversion d’objets en magies grâce auquel vous pouvez obtenir rapidement des magies parmi les plus puissantes…


Alors on ne pourra pas enlever à FFVIII son audace et sa volonté réelle d’explorer de nouvelles façons de jouer, mais sa proposition ludique peine malgré tout à convaincre. Si le jeu ne manque pas d’idées qui, un peu plus réfléchies, auraient pu être particulièrement intéressantes, il ne se résume finalement qu’à du farm de magie particulièrement ennuyant et de la navigation régulière dans des menus afin de les réassigner selon les situations, le déséquilibre engendré par le manque de profondeur du game-design supprimant tout challenge de l’expérience.



De façon plutôt cocasse, on pourra noter que si les problèmes de game-design peuvent avantager le joueur, les mécanismes parfaitement contre-intuitifs de FFVIII en feront une véritable plaie pour ceux qui ne se reposeraient que sur leur connaissance du genre. En effet, FFVIII est parfois perçu comme exagérément difficile, et pour cause, les habituelles mécaniques du J-RPG (farm d’xp, achat de nouvelles armes, etc.) sont ici largement sous-efficientes, voire contre-productives. Réitérer des schémas de progression bien connus risque d’aboutir à une expérience particulièrement ardue en renversant le déséquilibre, cette fois-ci en faveur du jeu. En combattant les mobs avec l’espoir d’améliorer ses personnages, le joueur augmente en réalité le niveau des mobs, jusqu’à des situations desquelles il est difficile de revenir. Il n’est donc pas étonnant de constater l’existence d’un double discours concernant la difficulté du jeu, perçue comme punitive par les uns, et inexistante par les autres.



Alors après avoir brossé un tel tableau, une question demeure : si Final Fantasy VIII semble pétri de tant de défauts, comment justifier ce 7.8/10 de moyenne ?



FFVIII, une œuvre marquante



Y a-t-il un joueur de FFVIII qui puisse écouter Balamb Garden sans déconnecter instantanément de la réalité ? La sensation d’avoir vécu une autre vie nous investit. On revit un lointain souvenir dans lequel nous n’étions qu’un étudiant en uniforme se baladant dans le gigantesque hall de la Balamb Garden University.


Il n’en faut pas davantage pour commencer à saisir la puissance évocatrice de Final Fantasy VIII. Le jeu développe une atmosphère unique et un monde a la faculté d’évasion indescriptible. De par son univers contemporain mêlant architectures relativement actuelles, voire vintages, et technologie un brin futuriste, FFVIII possède, du début à la fin, quelque chose de magnétique. Il est sombre et lumineux, beau et tragique, et véritablement envoutant. En témoigne sa célèbre cinématique d’introduction — prouesse technologique pour l’époque — portée par la non moins monumentale Liberi Fatali, et qui cristallise toute la tension dramatique de l’œuvre. En à peine quelques minutes, il est bien possible que vous soyez déjà embarqué dans l’aventure, si ce n’est marqué au fer rouge par cette ouverture mémorable.


Mais par-delà son univers, FFVIII est aussi, et surtout, une histoire marquante. S’il est de coutume de la réduire à une romance naïve — Squall et Linoa représentent le logo de la jaquette après tout, il n’y a donc que ça à en retenir, pas vrai ? — c’est oublier que le cœur du scénario repose sur un groupe de mercenaires qui se voit entrainé, malgré lui, dans un conflit d’envergure mondiale, ourdi par des entités bien plus dangereuses que nos premiers pas ne le laissent supposer. Si la relation Squall/Linoa y prend évidemment une part importante, — et bien moins naïve qu’on le présente : précisons que leur attachement n’est pas un coup de foudre, mais celui de deux caractères qui apprennent à s’apprivoiser, — elle partage l’écran avec de nombreuses autres thématiques tantôt philosophiques, le temps, le destin, tantôt bien plus actuelles et terre-à-terre, la géopolitique et la militarisation des nations.


Dans le traitement de son histoire et de ses personnages, FFVIII fait preuve d’une maturité rare. Souvent perçu comme un adolescent fragile manquant de caractère, Squall m’est au contraire apparu comme un des héros les mieux écrits de la saga. Profondément solitaire et introverti, il a conscience de sa vulnérabilité et se recroqueville pour mieux se protéger. Il n’en demeure pas moins un jeune prodige, leader charismatique, responsable, et porté par un sens aigu du devoir. Son évolution sera lente et ne se fera pas sans heurts, mais il finira par s’émanciper. Avec ses forces et fêlures, Squall est un personnage écrit pour qu’on puisse facilement s’y identifier. L’immaturité qu’on lui attribue parfois est assez déconcertante dans la mesure où ce trait est incarné par un autre protagoniste, ni plus ni moins que sa némésis, Seifer, celui qui ne parvient pas à surmonter ses démons.


Personnages, thématiques, atmosphère… Autant d’éléments qui donnent à FFVIII son identité si singulière. Et pourtant, on a effleuré que la surface, en cela qu’on n’a, à ce moment, pas encore évoqué les deux réussites de cet opus : son écriture et sa narration exemplaires. Comprenez que le jeu met en scène un héros mutique. Les lignes de dialogues qui se succèdent sont alors celles de son entourage, ou de ses propres pensées, mais rarement Squall ne prendra la parole lui-même. Et, alors que la technologie de l’époque ne permettait pas de modéliser des expressions faciales ni de multiplier les cinématiques, on comprend ses états d’âme. Par ses réponses. Par ses silences. Dans FFVIII, l’écriture est très introspective et particulièrement fine. Elle regorge d’implicites qui ne se révèlent pas immédiatement et qui installent des relations toutes particulières entre les personnages. Par la subtilité des dialogues, des indices nous sont donnés petit à petit, sans jamais laisser place à des scènes d’exposition balourdes. Exemple éloquent : la filiation de notre héros ne sera jamais explicitement décrite durant l’aventure, et pourtant lorsqu’on achève le jeu, on a compris.


À cette écriture s’ajoute une construction narrative bien pensée et bien menée. L’alternance des phases de jeu de Squall et Laguna, obscure au premier abord mais bel et bien pertinente, se révèlera à mesure de notre progression. FFVIII avance lentement ses pions sans qu’on n’y prenne garde, utilisant sa narration pour semer des indices de ci de là qui, une fois arrivé au bout de l’aventure, prendront tout leur sens et permettront de reconstruire le fil de l’intrigue. FFVIII est parsemé de pièces de puzzles que vous amasserez sans même le réaliser, puzzle qui se résoudra de lui-même lors du dénouement. Autant de pièces qui, par ailleurs, ont abouti à l’édification de diverses théories concernant le potentiel déroulement caché des événements, dont la plus connue d’entre elles : la fameuse Théorie R=U.



Alors oui, avant qu’on ne me tombe dessus, je sais, cette théorie a été démentie par Yoshinori Kitase lui-même. Elle est donc « fausse ».



Ok.



Maintenant qu’on a dit ça, posons-nous les questions réellement pertinentes, à savoir, non pas est-ce que la théorie est vraie ou fausse, mais plutôt est-ce qu’elle fait sens, et quelles sont les chances pour que tous les éléments qui la corroborent soient fortuits ? Certains d’entre eux ont été laissé sciemment, difficile d’y voir autre chose qu’un message. Comment se fait-il que, lors du grand final, nombre de joueurs en arrivent à la conclusion R=U ?



Si on admet qu’en l’état actuel, la théorie est fausse comme l’a évoqué Kitase, je crois que ça n’a pas toujours été le cas. Au contraire, vu le lore de FFVIII, je pense même que cette théorie était la colonne vertébrale du scénario lors du développement du jeu. Difficile de dire ce qu’il s’est passé alors. Probablement que l’exportation à l’étranger et le succès international stupéfiant du grand frère FFVII a eu quelques conséquences sur le développement du suivant. La saga Final Fantasy devenait grand public, le huitième opus serait attendu et devait être accessible, imposant l’option du happy end. On a donc modifié les grandes lignes sans trop toucher aux détails, et ne reste dans la version finale plus que quelques pièces du puzzle et la désormais fatale inconsistance d’Ultimécia. Un choix dommageable, mais stratégiquement pas si idiot si l’on considère la proportion de joueurs qui a freiné des quatre fers devant l’idée R=U.



Alors, vraie ou fausse ? En vérité, on s’en fout pas mal. Lorsque j’ai fini le jeu, le combat final m’a retourné la tête et, au regard des éléments de lore que j’avais encore à l’esprit, cette théorie s’est imposée à moi comme une évidence. C’est d’ailleurs sur Internet que j’ai découvert qu’il s’agissait d’une « théorie », car dans mon expérience de FFVIII, R=U est une réalité. Pas par caprice, mais parce que j’ai compris le jeu comme tel. Parce qu’elle rend le scénario proprement brillant ! Parce qu’elle le dote d’un antagoniste qui fait sens — et qui, comme dans n’importe quel FF, n’est pas n’importe qui. Parce qu’elle lui confère une relecture jouissive et, enfin, ce puissant souffle tragique si cher à la saga.


Parmi tous ces éléments, certains sont évidemment subjectifs, et on comprend que tout le monde ne soit pas touché avec le même impact par la romance Squall/Linoa, par exemple. Mais il faut bien admettre qu’avec son ambiance unique, son histoire ambitieuse ou sa mise en scène inespérée pour l’époque, Final Fantasy VIII en avait sous la pédale. Autant d’éléments qui justifient la réception de la huitième fantasy.



Conclusion



Pour en revenir à la question que je soulevais en début d’exposé, comme juge-t-on un jeu vidéo ? Faut-il comprendre qu’une analyse ludique de FFVIII est inutile ? Évidemment, non ! Je ne me serais pas amusé à en faire une si je le pensais. Et au contraire, ça me semble essentiel d’appréhender pourquoi ça ne fonctionne pas, ne serait-ce que pour ne pas le reproduire.


Ce que je crois, en revanche, c’est qu’on peut parfaitement apprécier un jeu vidéo indépendamment de ce qui le caractérise en tant que média. Il m’est arrivé d’aimer quelques livres à l’écriture passable, ou d’autres films aux qualités strictement cinématographiques légères. De la même manière, j’ai beaucoup apprécié mon expérience de Final Fantasy VIII, un mauvais jeu, au sens premier, mais une belle œuvre.


Malgré des lacunes ludiques évidentes, FFVIII n’est pas dénué d’arguments. J’ai vécu une expérience dont je garde souvenir. Par son ambiance, sa narration, son scénario et ses personnages, il s’impose comme un jeu marquant et profond qui occupera désormais une place toute méritée dans mon cœur.

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le 24 oct. 2020

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Gilraën

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