BLADE WALKER

_ Bon alors on a le projet, on a le décor, on a les idées, on a le scénar', il nous manque quoi ?

_ Y NOUS MANQUE LES TRUCS QUI FONT PEUR !!!

_ Oui non mais c'est bon, Jean-Gaston, les trucs qui font peur, c'était Layers of Fear, notre jeu précédent. Là, tu vois, on part sur autre chose, un univers SF, du cyberpunk à la Blade Runner, Ghost in the Shell, tout ça...

_ MOI JE VEUX LES TRUCS QUI FONT PEUR !!!

_ Non mais on veut développer une intrigue forte, tu vois, émotionnelle, avec de vrais personnages, une vraie dimension humaine, une réflexion sur le transhumanisme...

_ ET DES MONSTRES !!! QUI FONT PEUR !!!

_ Mais non ! On peut pas, les monstres ! Puisqu'on te dit que ça se passe dans le futur ! Non, vraiment, les jump scare, les effets un peu cheap de films de séries Z, on a laissé tomber, on veut passer à autre chose, un jeu plus profond, plus cérébral...

_ UN JEU QUI FAIT PEUR AU CERVEAU !!!

_ Oui, un jeu qui... NON ! Non, tu n'as rien compris, Jean-Gaston. On veut faire quelque chose qui ne serait pas qu'un simple walking simulator. Quelque chose qui se rapprocherait d'un point and click, avec des passages d'infiltration, des énigmes un peu tordues, des labyrinthes qui jouent sur les perceptions du joueur. Avec trois types de visions parallèles, une enquête, des gens à interroger. On veut construire un univers, tu m'entends, Jean-Gaston ? ! Les trucs qui font peur, c'est terminé !

_ MAIS-EUH !!! C'EST MOI LE CHEF-EEEUUUHHH !!!

_ Promis, si tu es sage, on ajoutera un peu de plancher qui grince.

_ BON BEN D'ACCORD ALORS.

*

Un an plus tard :
*

_ Alors Jean-Roger, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est que le jeu est terminé.

_ Et la mauvaise ?

_ Ben... euuuuhhh... Jean-Gaston a insisté pour repasser derrière et faire, je cite, quelques réajustements. Sous prétexte que c'était lui le chef et que c'était lui qui nous payait et que si on le laissait pas faire, on pourrait toujours pointer à l'ANPE.

_ Oh putain.

_ Oui, comme vous dites.

_ Qu'est-ce qu'il a fait, ce taré ?

_ Il a, je cite, "ajouté des trucs qui font peur".

_ Oh non.

_ Oh si.

_ Genre ?

_ Genre des gros bruits.

_ C'est ce que je craignais.

_ Des gros bruits partout.

_ Ce type est un malade. Il nous a déjà cassé les couilles avec ses gros bruits dans Layers of Fear : à chaque fois, le joueur se retournait pour voir ce qui arrivait et du coup, il loupait l'animation devant lui. Un vrai fiasco.

_ Et puis il a mis un monstre qui tue des gens. Avec une tête de monstre qui tue des gens. Et des gens tués. Par un monstre. Et de la tripaille.

_ C'était couru.

_ Ah, et des tableaux qui tombent tout seul, aussi.

_ Des... tableaux... qui... Mais putain ! C'est plus Layers of Fear, on a dit ! ça se passe dans le futur, bordel ! Qu'est-ce qu'il vient nous recoller ses tableaux de fête foraine ?

_ Ha ben la plupart du temps, il les a déguisés en hologrammes pour faire genre. Ah et puis il a recommencé à copier-coller des placards à ouvrir partout. Tous vides. Comme d'habitude.

_ Je hais ce mec.

_ Mais c'est pas tout.

_ Pitié.

_ Il a mélangé les touches, aussi. Du coup, tout est devenu contre-intuitif, on passe son temps à appuyer sur les mauvaises et à passer d'une vue qu'on veut pas à une vue qu'on veut encore moins. ça gave, vous avez pas idée.

_ Je...

_ Et il a enlevé le bouton pour courir. Il a dit que ça fait moins peur quand on peut courir. Du coup le jeu est plus lent qu'Everybody's Gone to the Rapture.

_ Mais ça bouge encore, ou pas ?

_ Je dirais 6. Sur l'échelle de Derrick.

_ Bon. Heureusement, il nous reste toutes nos bonnes idées et notre narration, non ?

_ Alors oui. Malheureusement, c'est bien sur le papier, mais ingame, ça ne fonctionne pas. C'est laborieux, c'est anecdotique, ça hache la progression, ça casse le rythme sans arrêt et comme on ne peut plus courir, c'est trop long et ça saoule. C'est dommage parce qu'on sent bien le potentiel, mais ça retombe à plat à chaque fois.

_ Dites-moi qu'il nous reste au moins notre excellent scénario.

_ Oui, oui. Il est vraiment très très bon, d'ailleurs, on a bien réussi notre coup. Mais seulement dans les dix dernières minutes.

_ Et le jeu dure combien ?

_ Huit heures.

_ M... mais... le reste du temps, il y a quoi ?

_ Des trucs qui font peur.

_ Genre des gros bruits et des tableaux qui tombent ?

_ Et des trucs qui grésillent. Et aussi des pigeons. Et vous savez le plus triste ? C'est que ça fait même pas peur.

_ Je veux changer de métier.

_ Mais c'est pas tout. Il a ajouté des photos des membres de l'équipe. A collectionner. Soixante dix, planquées un peu partout. Pour être sûr de bien casser l'immersion et de rendre la progression encore plus laborieuse.

_ Bah... Tant qu'il ne nous a pas fait le coup du mini-jeu...

_ Heuuuu...

_ Oh putain, il nous a fait le coup du mini jeu.

_ Oui.

_ Laisse-moi deviner : le genre qu'on chope gratos sur Steam et qu'on demande à se faire rembourser quand même ?!

_ Avec des araignées et des épées.

_ Évidemment. C'est tellement Blade Runner, les araignées et les épées... Il en dit quoi, Rudger Hauer ?

_ ça, je sais pas, il est passé chercher son chèque puis il s'est tiré dare-dare.

_ Il n'a rien dit ?

_ Oh si.

_ Ben alors quoi ?

_ Il a dit : "Bon courage".

_ Ah ouais, quand même.

_ Du coup, on fait quoi ? On l'appelle toujours "> Observer", ou on opte pour "Layers of Fear in Space", et on fait passer ça pour un DLC ?