Othercide
7.1
Othercide

Jeu de Lightbulb Crew et Focus Entertainement (2020PlayStation 4)

Du rouge, du noir, du sang et des ténèbres, l'éclat des lames, des larmes, le cliquetis des gâchettes que l'on presse et les boucliers qu'on brandit, éclat de métal sous la lune, tandis que tombent au champ d'horreurs des femmes sans noms, sans âmes, interchangeables (vraiment ?) sacrifiées sur l'autel d'une Mère indifférente. Alors que les jours pleins de nuit se suivent et se répètent, et que se rejouent en boucle les même tragédies (vraiment ?), les prêtres déments psalmodient leurs malédictions tandis que des chirurgiens en disgrâce agitent leurs scalpels rouillés comme des mises en garde. Il y a quelque chose de pourri dans ce monde en déliquescence, le mal se répand avec la maladie. L'enfant pleure dans le noir et dans le noir encore, des créatures infâmes se tordent et se tapissent, prêtes à claquer des dents sur la première âme égarée venue. Voilà pour planter le décor de ce tactical sans espoir où le moindre faux pas est rudement sanctionné d'un game over. Dans cet univers gangrené, il n'existe ni droit à l'erreur, ni seconde chance. Une blessure en appelle une autre, jusqu'à l'irrémédiable.

Par son esthétique monochrome, Othercide annonce d'emblée la couleur : ce sera le rouge, donc, sombre, épais, et il faudra s'en satisfaire. Le reste ne sera que jeux de perspectives et ombres chinoises. Vous êtes là pour souffrir, le jeu n'en fait pas mystère, son esthétique Bloodbornesque n'est pas là que pour la galerie, vous allez devoir git gud, comme on dit, mais d'une autre manière, même si les développeurs ont implémenté un mode "facile" sur le tard (qui n'en a que le nom, et qui est à proscrire), suite aux premiers retours de joueurs éreintés.

Ceux des testeurs français, notamment, lesquels l'auront boudé à sa sortie et sont passés complètement à côté dans leur volonté d'être le prem's à rendre leur copie sur le cyberspace, speedrunnant par défaut un titre dont l'exigence réclame de prendre son temps. Et entre nous, de vous à moi, j'avoue, je leur en tiens rigueur, dans la mesure où à vingt minutes près, je leur faisais confiance et manquait ce petit bijou noir comme on l'aime, à la folie, qui fut pour moi l'une des expériences vidéoludiques les plus intenses et gratifiantes de ces dernières années.

Car s'il n'est pas sans quelques menus défauts (quel jeu peut s'en targuer?), malgré son obscurité permanente qui lui colle à la peau, pour peu qu'on l'aborde avec la patience requise, Othercide éblouit. Ardu, oui, c'est peu de le dire, les premières parties seront raides jusqu'au dégoût : à moins d'avoir sur-platiné tous les X-Com les yeux bandés (il y en a toujours), votre petit bagage sur Final Fantasy Tactics, Shining Force ou Kartia ne vous sera pas d'une grande aide : tout au plus vous aidera-t-il à trouver vos marques, lesquelles seront rapidement mises à mal, par le fer et le feu et les ténèbres qui les séparent... Car il faut dire que ces affrontements-là se jouent souvent à la case prêt et que la moindre décision malheureuse, le moindre faux pas, le moindre mauvais jugement vous coûtera sans doute la victoire, et votre run avec. A moins d'être HPI+++ option autiste, ou de passer 32 heures sur 24 sur Darkest Dungeon, vous allez commencer par suer du cerveau sévère, l'effet est garanti, le moindre de vos mouvements devra être calculé de longues minutes durant, si possible avec plusieurs tours d'avance, à tel point que les grilles du jeu vous poursuivront jusque dans votre sommeil. Si vous êtes un joueur dans la moyenne, comme je le suis moi-même, il faudra vous y reprendre à deux fois, dix fois, cent fois pour que ça passe, et ça tombe plutôt bien puisque c'est le principe : tomber, se relever, recommencer, s'améliorer. Surmonter un à un tous les obstacles, jusqu'à ceux qui paraissent les plus insurmontables et en ressentir la fierté qui va de pair. Les habitués de From Software en savent quelque chose.

Impossible de soigner vos blessures, dans Othercide. Sur le terrain comme entre les missions. Ou alors il faut sacrifier l'un de vos personnage de niveau égal, ce qui n'est pas sans conséquence. Plus vicieux encore : certaines compétences vous coûteront des points d'action pour être activées, d'autres un pourcentage de vos points de vie. Ce qui vous impose de constamment peser le pour, le contre, d'estimer le risque, de jauger la récompense. S'exposer, pour mieux vaincre ? Jouer la sécurité, au risque de tout perdre ? Le choix vous appartient, mais vous ne pourrez pas revenir en arrière sans tout recommencer. Et il n'est qu'un des innombrables dilemmes auxquels vous serez confronté en permanence...

Divisé en cinq semaines elles-mêmes divisées en sept (soit le nombre minimal de missions à remplir pour en venir à bout), le jeu vous imposera de finir chacune d'elle d'une traite, non pas sans sauvegarder (il n'est pas si sadique) mais en conservant à chaque jour vos dégâts de la veille, vos entailles, vos cicatrices, un peu plus à chaque nouvel affrontement jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Ou la victoire, qui sait ?

En contrepartie de quoi chaque progression dans la grille de ce calendrier tordu, chaque coup d'éclat, chaque semblant de triomphe (ou presque) vous permettra de tout recommencer dotés de nouveaux avantages – lesquels, s'ils sont bien employés, vous permettront d'aller plus loin, d'un pas, d'un mètre, d'une escarmouche, et ainsi de suite jusqu'à ce que les boss gargantuesques tombent un à un passés au fil de votre épée.

A vous, et vous seul, de mettre à profit les données à votre disposition : vous ne serez pas tenu par la main, et c'est peu de le dire, mais tout est là, sous votre nez, rien n'est laissé au hasard ou à la fatalité. Dès les premières parties, sans le savoir, vous disposez de tous les éléments pour faire des étincelles : il va juste vous falloir apprendre où les trouver, comment les lire, les exploiter et en retourner les mécaniques à votre avantage. Ce qui, quand les rouages s'enclenchent et que le système commence à faire sens, ne tarde pas à devenir jubilatoire. Raison pour laquelle il est absolument essentiel de chercher par soi-même, pour trouver de la même façon, et c'est pourquoi il est indispensable de boycotter un mode facile trop explicite, qui vous ampute sans préavis le jeu d'un bon tiers de son plaisir (moi-même, j'en ai déjà presque trop dévoilé ici, raison pour laquelle je m'en tiendrai là). Il faut se faire confiance. Il faut se donner le temps. Il faut accepter l'effort. Car il sera récompensé, à moyen terme. Et avec quelles largesses !

A tel point qu'arrivé en fin de parcours, aussi stupéfait que ravi, on en vient rétrospectivement à se dire qu'en réalité, Othercide n'est pas si difficile que ça, au fond, qu'il est parfaitement abordable, voire peut-être un peu trop, à tel point qu'on en redemande. Mais il faudra souffrir pour parvenir à ce constat, à cet état de plénitude. Aborder le titre en se disant que c'est peine perdue, qu'on n'y arrivera jamais, se fixer des objectifs personnels plus réalistes ("bon, allez, je vais jusqu'au premier boss, et tant pis si je ne le bas jamais"), encaisser les coups du sort sans broncher ou en balançant la manette, et en un clin d’œil (a-t-on l'impression finale), on se surprend à tomber les millions de points de vie du dernier boss en un round avant qu'il ait lui-même le temps de riposter (ce qui vaut mieux, du reste, quand on a la malchance comme moi d'hériter du bug plantant le jeu au bout d'une dizaine de tours, faisant office de timer involontaire). Tout ça parce qu'on connaîtra nos filles sur le bout des doigts et qu'on en maîtrisera les moindres subtilités, les moindres aptitudes. Qu'on connaîtra par cœur leurs forces et leurs faiblesses. Qu'on en aura bavé avec elles, qu'on aura rampé en leur compagnie, au point de s'y attacher, malgré leur nécessaire absence de background. Et on en arrive alors à se dire "quand même, j'ai dérouillé, mais qu'est-ce que c'était bien !", tant il n'existe pas plaisir plus exquis que de voir une tactique parfaitement pensée en amont s'exécuter au détail-qui-tue près, ainsi qu'on l'avait idéalement orchestré, après s'être fait piétiner par le jeu pendant ce qui semble être des milliers d'heures. Incomparable. Addictif, à tout le moins.

Ajoutons à cela une direction artistique exceptionnelle, un scénario-puzzle classique mais inspiré et une bande son évolutive parfaitement dans le ton, inquiétante, brute, opaque, avec quelques fulgurances rock du plus bel effet pour sublimer ses moments de rage - et on obtient le grand incompris de 2020, et sans doute l'un des titres les plus sous-estimés de tous les temps. Un vrai chef d’œuvre qui s'ignore, parce qu'on l'ignore, injustement, malgré un manque certain de diversité dans les cartes générées aléatoirement (les classes, c'est autre chose, elles sont volontairement peu nombreuses pour éviter tout déséquilibre et permettre de se concentrer assez pour atteindre le degré de maîtrise souhaité en fin d'aventure), ainsi que quelques bugs potentiellement gênants à sa sortie, probablement corrigés depuis. Ceci mis à part, rien à redire, c'est de la mécanique d'horlogerie. Implacable, mais impartiale.

Car non, clamons-le haut et fort : Othercide n'est pas trop dur. Non, il n'est pas mal équilibré, non plus que mal pensé. C'est même tout le contraire, dans ses moindres replis. Pour preuve : ce platine dans ma PS4 de gros noob, malgré une volonté mi-masochiste, mi-chevaleresque de ne plus sacrifier de filles passés les premiers jours, à trop m'y attacher, m'inventer leurs histoires, vibrer à leurs côtés. Me compliquant la tâche dans des proportions dont j'ignorais tout alors, mais sans la rendre impossible pour autant. Elles auront vaincu, toutes, ensemble. Auront été meurtries. Brisées. Détruites. Mais toujours, elles se sont relevées. Toujours, elles sont reparties au combat. Sanglantes. Marquées. Mais triomphantes. Toutes. A l'unisson.

Jusque dans la lumière.

Créée

le 25 nov. 2022

Critique lue 44 fois

2 j'aime

Liehd

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