SOMA
7.5
SOMA

Jeu de Frictional Games et Mikael Hedberg (2015PC)

Depuis Penumbra, son premier titre, Frictional Games a toujours eu pour ambition de questionner l'hégémonie de l'humanité, son ambition, son orgueil mortifère qui la conduit à explorer des savoirs cachés, à utiliser la science pour détourner ses limites au mépris de l'éthique et de sa propre nature. L'homme n'est pas Dieu, et c'est en tentant de s'en approcher qu'il signe sa perte. D'un jeu à l'autre, c'est une perpétuelle relecture du mythe d'Icare, le joueur n'étant placé qu'en témoin, en envoyé spécial dans un monde décadent en perte totale de repères, où la peur est parfois moins une fin qu'un moyen – celui de raconter une tragédie humaine au dénouement souvent moralisateur. C'est sans doute après la consécration d'Amnesia que les développeurs ont voulu mettre les bouchées doubles, s'approprier un sujet qui s'inscrit d'ailleurs dans la droite lignée de leurs précédents jeux : aller plus loin, plus fort dans le récit d'un déraillement moral, cette fois non plus suggérer mais anticiper, prophétiser une question éthique, en mettant dos-à-dos un futur ouvertement dystopique avec un présent où pointent déjà les premiers symptômes du mal. C'est bien ce que disent les quinze premières minutes de Soma : une visite chez le médecin, un scan cérébral, les prémisses pas si innocents d'un avenir où la science est reine et où les robots ont pris le contrôle. Well, that escalated quickly.


Or, ce n'est jamais que quand les développeurs de Frictional Games se penchent tout-à-fait sur la représentation de l'angoisse, sur la création d'une expérience sensorielle débarrassée d'affect narratif que leurs jeux prennent tout leur sens, trouvent toute l'essence de leur caractère souvent exceptionnel : Amnesia, couronné partout, le fut finalement plus pour sa capacité à foutre une trouille de malade que sur celle de faire réfléchir sur les conséquences de l'orgueil humain, et c'était dans ses séquences les plus « muettes », dans de sobres combinaisons de level et de sound design, que le titre puisait tout son génie horrifique et arrivait le mieux, finalement, à faire ressentir ce trouble obsessionnellement recherché. Il suffisait alors d'une verticalité brillamment représentée, de couleurs évocatrices (le rouge de la salle des tortures), d'une claustrophobie sans cesse poussée à bout par des intérieurs cloisonnés, sans issue apparente, pour maintenir la terreur. Étonnamment, c'est de cette approche que s'éloigne Soma, qui, tout en gardant la même « ligne directrice » (première personne, profondeur, sensation d'un manque d'oxygène...), laisse de côté plusieurs techniques qui avaient pourtant été affinées à l'extrême dans Amnesia pour affirmer ce côté narratif, pousser plus loin l'aspect récit dystopique au risque (bête) d'oublier de faire peur, de concerner le joueur en lui faisant vivre des sensations intenses. Peut-être en fait n'y a-t-il pas d'autre mot que « bête » : bête erreur de conception, bête instant de distraction, d'orgueil précisément, où, trop occupés à tisser la toile de leur tragédie futuriste qui nous concerne tous (c'est en tous cas ce dont ils semblent essayer de nous convaincre), pris par le démon du détail dans leur formalisation la plus poussée à ce jour (et d'autant plus risquée qu'elle s'éloigne radicalement de l'univers gothique d'Amnesia), les développeurs ont, sans doute involontairement, laissé de côté l'aspect sensoriel, flippant, authentique de leurs précédentes créations.


Le monde de Soma est un petit tour de force technique et artistique. Un monde de machines, toutes incroyablement détaillées. Un monde sous-marin aussi, relecture un peu plus sophistiquée du Rapture de Bioshock. Mais alors : qu'est-ce qu'on s'emmerde. Affublé d'un psychopompe rigolard et trop bavard, le héros passe son temps à discuter. Fait des blagues. Les écrans d'ordinateur, évidemment indispensables dans tout jeu d'horreur futuriste qui se respecte, sont des plaies innommables : mis au cœur du gameplay (par une intention sans doute généreuse, et intelligente compte tenu des thèmes abordés), ils débordent de mini-jeux, d'interfaces opaques et moches, de journaux écrits ou audio. Ça jacte tout le temps. Les développeurs ont bien ménagé des sas d'angoisse, des labyrinthes posés ici et là, des traînées de sang, des lumières qui s'éteignent, mais trop irrégulièrement, et trop mécaniquement, pour que la sauce prenne. Ils nous mettent parfois dans l'obligation de faire du mal à des robots qui parlent, nous interrogent sur notre humanité avec une conviction vacillante, préfèrent faire parler le héros dans le doute où l'on n'aurait pas réalisé notre ignominie : « Je viens de tuer un robot qui parle, c'est affreux ! » Quelques scripts sont faits pour vous obliger à faire souffrir des formes de vie synthétiques sans qu'on sache vraiment si on aurait pu faire autrement ou pas. Souvent, on ne s'en rend même pas compte.


La plupart du temps, Soma pose en fait le défi de comprendre là où on doit se rendre, ce qu'on doit faire, dans un level design qui réussit assez bien à camoufler sa linéarité, nous laissant régulièrement paniquer face à son aspect faussement tentaculaire (une excellente idée). Mais le reste du temps, ce sont ses approximations, ses négligences aux endroits où on l'attendait le plus (la peur!) qui font qu'on se détache peu à peu de ce que le titre a à nous dire. Sans doute est-ce son rythme inconstant, ses énigmes qui tombent sans prévenir et nous font tourner en rond dans des structures parfois pénibles (faites ci avant de faire ça sinon ça ne marche pas). Bizarrement, la disparition de l'inventaire n'aide pas à rendre le gameplay plus clair – au contraire, souvent. Sans doute aussi est-ce sa propre hégémonie, sa lourdeur dans l'abord de thèmes scientifiques sérieux (le transhumanisme, la transplantation de cerveaux, rien que ça) qui le rendent agaçant. Son écriture appuyée, son humour parfois hors sujet, le manque d'intériorité d'une aventure qui se règle un peu trop à coup de dialogues surécrits, là où la solitude aurait dû être beaucoup plus pesante. Par d'étranges choix de design, Soma semble confirmer une certaine « AAA-isation » de ses développeurs, qui rendent ici un travail propre mais quelque part décevant. Paradoxalement, il s'éloigne même encore plus de sa propre formule que Amnesia : A Machine for Pigs, qui avait été décrié à sa sortie pour ses approximations techniques mais qui, tout de même, gardait son focus sur l'angoisse, sur la survie, et, particulièrement, sur une certaine économie de mots pour raconter une histoire complexe. Malgré lui, Soma se dirige vers les maux qu'il dénonce : une approche plus froide du savoir, ici de la création de jeu vidéo, un peu crâneuse et imbue d'elle-même, d'une intelligence certaine mais trop repliée sur elle-même, qui cherche moins la vérité du sentiment que son réalisme.

boulingrin87
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le 2 oct. 2016

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Seb C.

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