"Nous sommes mortels". "Nous sommes inégaux par nature". Voilà deux affirmations et deux postulats universels qui révoltent de nombreuses personnes, et qui nous indignent parfois : pourquoi suis-je atteint de telle affection, de tel problème? Pourquoi moi? Pourquoi pas quelqu'un d'autre?
Ce désir de posséder, que ce soit l'immortalité, la jeunesse éternelle, la toute-puissance, ou autre chose, chacun d'entre nous l'a déjà ressenti au moins une fois, même succinctement. Le désir de l'homme peut être démesuré.
Toucher le soleil de ses doigts comme Icare est un exemple. Reconquérir femme, fortune, et amour en un claquement de doigt (ou presque) comme Olgierd Von Everec en est un autre.


Je vais être clair dès le début de cette critique: L'extension Hearts of Stone est un chef d'oeuvre, au même titre que le jeu original. Pourquoi? Elle représente, à travers son histoire dramatique et ses personnages ambigus, un conte Faustien des plus travaillés. Elle est une image très humaine du désir, trop peut-être.


Contextualisation :


Durant cette épopée supplémentaire, le joueur est confronté, à travers les yeux de Geralt, au récit d'une vie tourmenté et accablée, celle d'Olgierd Von Everec.
Ce noble, qui perd sa fortune à cause de mauvais investissements et des obstacles hasardeux de la vie, est séparé de sa fiancée. Déchiré par le désespoir, il élabore un pacte avec une entité à forme humaine surnommée "Maitre Miroir" afin de récupérer tout ce qu'il a perdu et de se venger de son rival amoureux, un prince d'Ophiri. Personnage très mystérieux, ce "Maitre Miroir", appelé également Gaunter de Meuré, réussit à lui restituer tous ses biens et à le venger en transformant le prince rival en un énorme et monstrueux crapaud. Malheureusement pour le noble, M.Miroir demande une contrepartie très spéciale une fois ces voeux accomplis, son âme.
Pour obtenir celle-ci, Gaunter doit tout de même remplir une autre clause qu'il a accepté : réaliser par un intermédiaire trois souhaits d'Olgierd. Dans l'attente que ces trois souhaits se concrétisent, M.Miroir rend alors immortel l'intéressé afin de pouvoir recouvrer son âme au moment opportun, sans que la mort ne puisse le gêner dans son objectif. Le temps passe tandis qu'aucun individu ne réussit à réaliser les trois souhaits. Olgierd pendant ce temps est devenu insensible aux sentiments. Son coeur de pierre le pousse à quitter sa fiancée retrouvée pour le banditisme, en compagnie de son frère et de sa troupe. Après maintes déboires et aventures périlleuses, il s'installe au nord-est de Novigrad.
Cherchant un chasseur de monstre pour se débarrasser du prince-crapaud toujours en vie, Olgierd placarde un contrat à Oxenfurt. C'est à ce moment que Geralt entre en scène. Vous connaissez la suite.
(Ou sinon jouez au jeu :)


Une réflexion sur le temps, sur la mort, sur l'existence :


Hearts of Stone, en dehors de ces qualités scénaristiques, est un chef d'oeuvre en raison des multiples pistes de réflexion qu'il expose aux yeux du joueur. Chaque objet, chaque récit et chaque personnage renvoient à une abondance de symbolismes littéraires et philosophiques, liés à l'amour, à la mort, à l'existence.


Le Coeur de Pierre qu'hérite Olgierd à cause de l'immortalité qui lui est imposée est en cela un symbole opposé à l'existence humaine. Ce coeur insensible reflète toute l'ambivalence de la vie éternelle : une vie infiniment longue et dénuée de sentiments.
Le jeu développe l'idée que la mort est le miroir de la vie ; que la puissance des émotions et la dimension sacré de la vie existent car celle-ci est éphémère. Sans ce miroir, la vie serait monotone, elle perdrait son goût exaltant et aventureux, elle serait dénaturée. D'une certaine façon, on nous le démontre à travers le personnage d'Olgierd, qui va toujours au plus près du danger pour ressentir une émotion, un brin de vitalité.
L'immortalité, la jeunesse éternelle, sont par conséquent des aberrations, qui, au contraire de valoriser la vie, la rendent stérile et vaine, lui vole sa part de mystère.
Désirer l'immortalité est proprement humain car nous sommes conscient de notre finitude, nous la haïssons, nous la craignons. Pourtant, désirer de ne pas mourir est un leurre. Mourir permet à l'homme de vivre avec authenticité et intensité (émotionnellement parlant).
Nier l'authenticité de la vie en la rendant éternelle est quasiment immoral et complètement opposé au cycle de la vie.


Des personnages profonds, libérés d'une symbolique exclusive :


Gaunter de Meuré est en cela le véritable antagoniste de l'extension.  Si Olgierd est un monstre de violence et d'égoïsme, il reste humain, malgré l'immortalité qui le dénature de plus en plus, le rendant insensible aux émotions. M.Miroir, en revanche, est complètement inhumain car il est la source qui nie l'authenticité de l'existence humaine ; il incarne le véritable "Mal", pire que la Mort elle-même. Sa définition même de la vie,  qui se rapporte à des contrats et à des clauses presque mercantiles, prouve qu'il est un calculateur dénué d'émotion. Le temps est une monnaie d'échange, un simple moyen. Son pouvoir effrayant,  puissant, et la mise en scène magistrale dont il profite, participent à le rendre absolument machiavélique : il jouit du malheur de la vie humaine, se repaît des âmes égarées. Il est le reflet de tous les vices humains. Sa cupidité, en un sens, est encore plus extrême que celle de l'homme : c'est celle de posséder des âmes. 

Cette entité énigmatique et rusée nous pousse à nous interroger sur ce qu'est le 'Mal véritable'. Cette part de mystère qui l'enveloppe ne se dissipe pas tout le long de l'aventure, et même au-delà. Cd Projekt Red nous livre peut-être ici l'un des personnages les mieux écrits et mis en scène dans une oeuvre vidéoludique.


Olgierd Von Everec, personnage incroyable de par son histoire et son écriture, est quant à lui une métaphore universelle de l'homme : son désir l'entraine toujours plus loin en lui faisant commettre les pires crimes. Loin de le pardonner pour ces tords, le scénario de Hearts of Stone a le mérite de nuancer sa condition d'être humain pour questionner le joueur sur le thème de la rédemption. Plus qu'un symbole du désir humain, Olgierd est donc un personnage charismatique aux multiples facettes : d'un côté flamboyant et vertueux, de l'autre insatisfait et insensible. Son passé, son amour pour sa femme, pour son frère, et son immortalité qui le ronge, sont autant d'histoires, de sentiments, qui façonnent le personnage pour créer un individu équivoque, tiraillé, en proie à une puissance qui le dépasse et cela en dépit de sa force apparente. 
Le personnage d'Iris, enfermé dans un monde imaginaire, est également très bien écrit. Femme amoureuse écartelée entre son fiancé et sa famille, elle décide de mettre fin à ses jours, emplie de désespoir suite au départ d'Olgierd pour la vie dangereuse de bandit. Par coup du sort, un sortilège déclenché par par ses émotions lui permet de conserver un reste de vitalité au sein d'une dimension parallèle.

Ce personnage, profondément blessé, représente selon moi l'opposé d'Olgierd Von Everec. Iris est amoureuse, ne désire rien de plus. Elle n'est pas dans l'hybris. Elle symbolise peut-être même l'amour véritable, qui ne s'éteint pas, même après la mort. La rose violette, symbole mystique de l'enchantement, du coup de foudre, qui est un cadeau d'Olgierd, est le seul lien qui retient Iris au monde des vivants, au monde réel, et qui lui fait espérer un retour du prince bien-aimé.
Prendre la fleur, c'est mettre fin à l'illusion du retour, mettre fin aux souffrances.
Cependant, c'est aussi prouver que l'amour peut faire face à la mort, qu'elle peut l'accepter, pour en être transcendée. La mort n'est pas forcément un frein à la vie, au contraire.


Hearts of Stone et sa portée sur l'univers de The Witcher :


The Witcher III : Hearts of Stone va plus loin dans la réflexion sur "l'existence humaine" que le jeu de base, de mon point de vue.
Ce qu'il faut comprendre par là, c'est que l'histoire dépeinte est profondément focalisée sur la mortalité, la temporalité ; c'est le thème principal de l'extension. Ici, le scénario prend le temps de murir et d'évoluer, de s'imprégner d'une atmosphère très intime et personnelle qui n'est pas centrée sur le héros ou sur son entourage.
En conséquence, le joueur n'est plus impliqué de la même manière dans l'intrigue principale. C'est l'occasion pour lui de voir Geralt se mettre dans des situations pour le moins inédites et cocasses. D'ailleurs, les quêtes principales, diverses et bien scénarisées, placent le héros dans des situations originales : la scène du mariage, moins grandiose que le grand bal du jeu de base, permet au joueur de percevoir Geralt d'une autre façon, plus comique et déjantée ; on en découvre plus sur le sorceleur, sur ses précédentes rencontres, notamment avec Shani.


D'autre part, le microcosme de cette extension est très bien catalysé par le macrocosme mis en place dans le jeu original. Ce qu'il faut comprendre par là, c'est qu'Hearts of Stone s'insère naturellement dans la création originale, en décuple sa profondeur scénaristique, sans jamais la trahir.
Un exemple : la vente aux enchères puis le cambriolage permettent d'enrichir l'univers, de le faire vivre : le joueur assiste à des interactions entre des personnages alors qu'il n'a pas de liens directes avec eux. Un monde semble vivre sous nos yeux.
De plus, l'évocation d'un prince Ophiri, et de pays orientaux fait fonctionner notre imaginaire autour de l'univers du sorceleur. Le background est décuplé. En conséquence, le monde contemplé paraît encore plus grand sous le prisme de cette extension.


Conclusion :


Au final, Hearts of Stone enrichit le jeu de base et le sublime. Sa qualité d'écriture, peut-être même un poil supérieure au jeu de base, offre un approfondissement de l'univers du sorceleur.
Les musiques, très touchantes et parfaitement en raccord avec l'atmosphère de cette extension, participent à rendre l'aventure plus immersive et poignante. Mention spéciale à "Go Back Whence you came" qui développe et étoffe avec qualité l'atmosphère que procure les apparitions de Gaunter de Meuré.
Pour conclure, je dirais qu'Hearts of Stone est une désillusion, une leçon de vie, et une métaphore du désir infini de l'homme. Le pacte Faustien de Von Everec représente sans aucun doute toute la vanité de la cupidité humaine, celle-là même qui nous pousse à vouloir posséder le monde entier.
Un conseil, ne suivez pas ce chemin là.

Bioman
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le 24 sept. 2016

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