Est-ce que cela vous est déjà arrivé de faire face à une œuvre si immensément riche et complexe, où la vérité est comme un puzzle dont on aurait distillé les fragments en son sein, comme si vous étiez jeté au-dessus du vide, au fond d’un gouffre, un abysse sombre dont il vous faudrait éclairer les moindres recoins pour en révéler le sens et recoller les morceaux ? C’est ce que j’ai ressenti lorsque j’ai terminé le premier tome d’Umineko, Legend of the Golden Witch. Je me souviens encore de la claque que j’ai prise lorsque, confus et sous le choc, j’ai vu le générique du premier épisode de ce qui allait devenir mon obsession artistique des cinq prochains mois.


Oui… Cinq mois m’auront été nécessaire pour terminer l’ensemble des huit tomes de ce sound novel ; autant vous dire qu’Umineko est loin d’être accessible. En fait, l’œuvre ne cherche pas à être accessible. Entre sa taille immensément longue pour son médium, l’absence de traduction en français (je salue au passage l’excellente traduction anglaise de la Witch Hunt qui a permis à nous, occidentaux, de découvrir ce monument) et le genre policier/mystérieux qui demande de réfléchir et d’établir ses propres théories, Umineko ne fait pas partie de ces œuvres qui vous tendent la main, et demandera au lecteur un véritable investissement. Ce n'est clairement pas au goût de tout le monde et c'est parfaitement compréhensible. Mais croyez-moi, l’expérience que vous en tirerez vaudra largement cet investissement.


Mais commençons d’abord par définir ce qu’est Umineko. Déjà là, on se confronte à un obstacle. Pour le dire simplement, Umineko no Naku Koro ni est un sound novel écrit et développé par Ryukishi07 et 07th Expansion dont il est le créateur, qui fait partie de la série des When They Cry. L’auteur était déjà connu pour son précédent projet Higurashi no Naku Koro ni (traduit en Le Sanglot des Cigales chez nous) que je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion de découvrir en sound novel, n’ayant vu que l’anime (que j’aime beaucoup au passage). On pourrait définir le sound novel comme un visual novel plus axé sur l’ambiance sonore et avec une interactivité réduite voire quasi inexistante dans le cas des When They Cry, le lecteur n’ayant pour tâche que de lire et d’établir ses théories comme il lirait un roman policier. On a donc affaire à quelque chose de différent, à mi-chemin entre le roman et le jeu vidéo, sans pour autant être l'un ou l'autre, utilisant leurs codes pour se créer sa propre identité. Car oui, Umineko est le fruit d’un auteur qui a pour ambition de renouveler et d’offrir sa propre vision d’un genre vieux de plus d’un siècle.


Le 4 Octobre 1986, la riche famille Ushiromiya se rend sur l’île de Rokkenjima dans le cadre de la réunion familiale annuelle. Le sujet de la conférence porte sur l’héritage de Kinzo, le grand-père et chef de la famille, un homme aussi puissant que mystérieux qui vit désormais ses derniers jours d’existence enfermé dans son bureau, sombrant dans la démence et répétant le nom d’une femme qu’il adorait vraisemblablement : Béatrice. C’est dans ce climat tendu de négociations et de partage de l’héritage qu’apparaissent les rumeurs d’une importante quantité d’or cachée quelque part, dont l’emplacement serait révélé par l’épitaphe situé sous le portrait de cette fameuse Béatrice. Le lendemain, d’horribles meurtres inexpliqués ont lieu. Tandis que l’île est scellée par la tempête, enfermant toute trace de raison, les rumeurs prétendent qu’il s’agirait-là de l’acte de Béatrice, la mystérieuse Sorcière d’Or aux pouvoirs surnaturels… Mais les sorcières peuvent-elles seulement exister ?


Et nous touchons du doigt l’une des premières choses qui font d’Umineko un chef-d’œuvre. Cette ambivalence du format, elle se retrouve également dans le genre. Je vous ai dit plus tôt qu’Umineko s’apparentait au genre policier. C’est en fait partiellement vrai. L’œuvre tire effectivement son influence de grands classiques du genre mystère/policier qu’elle tente de révolutionner mais est également tirée de l’autre côté par le fantastique, l’illusion, l’imaginaire qui tente de prendre le pas sur le rationnel, créant cette parfaite dualité où raison et illusion peuvent exister ensemble sur un même plan. Ces crimes, ont-ils été commis par une sorcière ? La magie peut-elle seulement exister ? Ou bien tout est explicable de façon rationnelle ? Umineko, c’est le combat entre la raison et l’illusion, deux forces antagonistes qui tentent de s’approprier l’œuvre pour affirmer leur propre indépendance. C’est un véritable dialogue métafictionnel qui se créé entre plusieurs instances diégétiques, se livrant un combat/un débat (la différence est minime dans Umineko) pour imposer ses arguments et prouver son existence aux yeux de l’autre. Votre but en tant que lecteur est de démêler le vrai du faux, d’analyser, d’interpréter, de créer vos propres théories, de les partager, comprendre les symboliques, les thèmes, lire entre les lignes afin de déceler les vérités qui se cachent dans l’ombre et de comprendre la solution aux mystérieux crimes de Rokkenjima. Et cela passe également par les personnages.


Il serait terriblement réducteur de faire une critique d’Umineko sans aborder le cas des personnages, tant ils portent l'œuvre et la font briller. Initialement au nombre de 18 dans le premier épisode, leur nombre s’accroît au fil des tomes jusqu’à toucher la quarantaine. Des personnages aux multiples facettes, parfois attachants, parfois détestables, mais terriblement intéressants et bien construit. Tous possèdent leur propre caractère, leur propre passé et vous offriront des moments de gloire comme des moments de peine ; chacun apporte sa pierre à l’édifice et mérite qu’on prenne du temps à le comprendre, pour comprendre ensuite les thèmes et les enjeux abordés par l’œuvre dans sa globalité. Parmi eux, deux brillent particulièrement.
Battler et Béatrice… L’un est un humain, protagoniste de l’œuvre, petit-fils de Kinzo qui revient au sein de la famille après 6 ans d’absence dû à des tensions familiales. L’autre se présente à lui comme la légendaire Sorcière d’Or, gouvernante de l’île lorsque vient la nuit, figure quasi-mythique et vieille d’un millénaire à l’origine de nombreuses rumeurs, affirmant être à l’origine des meurtres. Lorsque l’une lui affirme avoir tué par magie, l’autre cherche une explication rationnelle. Lorsque Béatrice présente une illusion, Battler lui oppose la raison. Ces deux personnages sont au cœur de l’œuvre et sont le porte-étendard de ses thèmes et enjeux. La dualité des genres se retrouve dans leur confrontation, et leur antagonisme est passionnant et est sujet à une très grande évolution au cours du récit, rendant leurs personnages profondément complexes et attachants. Mystère, ou fantaisie ? Rationnel, ou magique ? Raison, ou illusion ? C’est à vous de percer les secrets et d’en tirer vos propres conclusions. Car s’il y a bien une chose qu’Umineko ne fera pas, c’est vous offrir les réponses toute prêtes et toutes chaudes sur un plateau.


Et là, maintenant, peut-être que vous vous dites qu’Umineko est une œuvre profondément difficile d’accès, juste un délire pour gros cerveau, absurdement complexe et sans immersion. C’est bien évidemment faux, et l’œuvre s’efforce d’elle-même à le répéter, mais il ne faut pas négliger le cœur.
De part sa très longue durée (presque 200h de jeu pour ma part), les innombrables dialogues, musiques et personnages, Umineko est une œuvre dans laquelle vous êtes profondément immergé. Jouant des genres et des registres, l’œuvre sait passer du tragique à l’épique, de l’horreur à la joie, du comique au sérieux. Des rires, des larmes, de la peur, de la réflexion, de la tension et de l’émerveillement, le spectre des émotions est complet et vous vous souviendrez longtemps des affrontements épiques, des moments de gloire, de peine, des horreurs et des fantaisies grandioses qui parsèment les lignes et s’imposent à votre imaginaire sous la forme de puissantes images. Je ne compte plus le nombre de frissons que j’ai pu ressentir en visualisant, grâce au seul pouvoir de mon imagination, les multiples scènes iconiques parsemant l’œuvre. De simples mots naissent d’exceptionnelles visions ; c’est également là un point fort du format de sound novel, qui utilise le pouvoir d’imagination intrinsèque au roman et l’associe à des visuels simples mais évocateurs, ainsi qu’une ambiance sonore et musicale participant à renforcer l’immersion. Une bande originale de plus d’une centaine de musique, composée par une multitude d’artistes ayant déjà collaboré dans Higurashi parsèment l’œuvre et participent à forger l’immersion, allant aussi bien d’ambiances horrifiques et dramatiques à des morceaux plus joyeux, décalés voir comiques.


Vous vous en doutez, mais je suis loin d’être exhaustif dans ma critique. Umineko est une œuvre si vaste qui peut être étudier sous tellement d’angles qu’il serait difficile de tout aborder en une analyse concise. Tout ce que je peux faire, c’est vous inviter à la découvrir. Ce sera long. Ça vous demandera du temps. Mais je peux vous certifier que vous n’en ressortirez pas indifférent. Elle vous fera vivre des émotions fortes, du début jusqu’à la fin, et vous laissera probablement en larme et profondément affecté comme ce fut mon cas.


Pour ma part, qu’est-ce que je retiens le plus de tout ça ? Derrière l’incroyable dualité entre le genre policier et fantastique se trouve une multitude de réflexions sur la vérité, la réalité, la fiction et la place de l’imaginaire dans nos vies. Derrière toutes ces énigmes, ces chambres closes, ces meurtres terribles à l’apparence inexplicables, ces sorcières venues de dimensions toujours plus folles se trouve une vérité. Un mystère incroyablement complexe et bien maîtrisé, jouant entre la réalité et la fantaisie mais qui garde toujours une explication cachée dans l’ombre. Doit-on chercher à la révéler pour autant ? C’est à vous de choisir.
A ces illusions, vous opposerez certainement la raison. Mais ne négligez pas la fantaisie. Ne l’oubliez pas. Considérez-là et voyez ce que vous pouvez en tirer, car nous forgeons notre réalité au prisme d’illusions, d’interprétations et de croyances. En ce sens, qu’est-ce que la vérité ?


C’est à vous de choisir ce que vous souhaitez y voir.

Izar
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le 12 sept. 2021

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