Sansal traite dans 2084 des plus grands maux de l'homme : la lâcheté, la bêtise, l'ignorance, la peur, l'avidité. On a qualifié ce livre et son auteur d'anti-religieux et ils le sont sans doute dans une certaine mesure, mais seulement dans celle où la religion est le vecteur, ou plutôt le révélateur de ce qu'il y a de pire dans l'homme.
Le roman s'ouvre sur cette phrase : "La religion fait peut être aimer Dieu mais rien n'est plus fort qu'elle pour faire détester l'homme et haïr l'humanité." En fait, la critique de Sansal est beaucoup plus large : la religion, du moins cette religion-là, fait haïr non seulement l'humanité mais le monde entier. Sauf que ses promesses sont de toute évidence fausses, elle n'offre que le mirage d'un arrière-monde qui n'existe pas. La religion est chez Sansal un nihilisme absolu : elle a retiré l'amour du monde et y a laissé le vide.
Sansal écrit merveilleusement bien, j'ai lu parmi d'autres critiques qu'on lui reprochait de mal écrire, je ne comprends pas, mais enfin peu importe. Sa langue est précise, et une langue précise est toujours honnête. Elle est en sorte l'exacte opposée de l'Abilang, la langue sacrée aux mots exclusivement duosyllabiques, et qui ne transmet rien sinon des rites, des ordres, des peurs, et quelques mots utilitaires.
Ce que l'on peut reprocher à Sansal, c'est qu'il n'y va comme qui dirait "pas avec le dos de la cuiller". Il n'y a véritablement rien à sauver en Abistan, pas même le petit peuple, lâche et ignare, qui s'organise en milices de surveillance et de délation. Tout est exécrable au plus haut point, l'auteur insiste bien là-dessus. Cette caractéristique (l'insistance, la grosseur du trait) est souvent un défaut rédhibitoire car j'aime qu'on laisse au lecteur la possibilité, même par une lucarne minuscule, d'avoir un avis différent du sien, ou du moins d'entrapercevoir des motifs d'espoir, de survie, au sein d'un monde aussi horrible soit-il. (J'accepte plus aisément ce défaut chez certains auteurs disons de pure fiction comme Lovecraft par exemple).
C'est mon seul bémol, même si en l'exprimant je sens bien que je le fais d'une tour d'ivoire d'où Sansal, fait rare parmi les écrivains contemporains, ne se tient pas, puisqu'il a choisi de rester vivre en Algérie, à la merci des fatwas abattues sur sa tête. Le fait que 2084 soit sorti en 2015, entre les attentats de Charlie Hebdo et ceux du Bataclan, le rend bien plus pertinent qu'un roman ou un essai. C'est un cri, de fatigue et désespoir, dont les défauts vibrent et résonnent autant que les qualités. Exactement ce que dit la préface quand on la lit dans le bon sens : 2084, ce n'est pas jamais, ce n'est pas un jour, ce n'est pas dans 81 ans, c'est ici, et maintenant.