2084
6.4
2084

livre de Boualem Sansal (2015)

"Que faire lorsque, regardant le passé, on voit le danger foncer sur ceux qui nous ont précédés dans

2084 est un livre vigoureux et plein de chausse-trappes.
De tous les livres de la sélection Goncourt que j'ai lus, c'est celui qui, jusqu'à présent, m'a donné l'impression d'être vivant. J'ai lu une partie du Serment des barbares et déjà Boualem Sansal me paraissait porté par un feu inconnu, une rage dont l'objet m'échappait. Pour 2084, l'objet m'est plus familier, hélas. Et, comme pour 1984, cette urgence d'avoir quelque chose à dire fait passer par-dessus des défauts évidents: phrase inégale, tantôt équilibrée, tantôt cacophonique, rarement sublime, quelquefois tombant dans l'aphorisme facile ("La religion, c'est vraiment le remède qui tue"); narration proche du résumé et décrochant régulièrement sans raison du personnage d'Ati, dont elle est pourtant le centre; digressions sur la religion, l'Histoire, la géographie de l'Abistan détachées de l'action et se recoupant. Plus encore, et pour ma part, comme pour 1984, ces défauts se retournent en qualités selon le bon vieux principe qui a si bien fait avancer la littérature et que Gombrowicz a bien formulé: casser la forme de son temps, briser volontairement l'outil policé, c'est donner à son expression une "vérité" qui dépasse la lettre morte. Les défauts peuvent (ce n'est qu'une hypothèse) aussi être des avertissements à relier au sens du livre: les irrégularités montrent les difficultés à créer du beau, du riche, du parfait dans un monde privé de ces qualités, les ressassements évitent l'identification à un personnage dont on suivrait la compréhension toujours plus élargie, sans toutefois que nous soyons véritablement mieux orienté que lui dans ce monde étrange, et que nous sachions mieux que lui démêler le vrai du faux.
Car s'il est un livre auquel j'ai pensé tout le temps, alors que 1984 est mis sous notre nez en permanence, c'est Candide; Voltaire, lui aussi, traite sa narration à l'emporte-pièce, ne se refuse pas une digression. Comme dans les aventures de l'Optimiste, on commence dans un château, on finit dans un état de bien-être douteux, on se lie d'amitié facilement et on se sépare avec plus de facilité encore. C'est encore le récit d'une désillusion, dans un monde où Pangloss serait un prophète. Comme dans Candide, je suis dans une position de lecture inconfortable: croire aux aventures, c'est plonger dans la cruauté humaine; ne pas y croire, c'est être cruel moi-même avec des personnages dignes de pitié. 2084 est à la fois une farce aux proportions monstrueuses (tout est gigantesque en Abistan, et on ne peut pas affirmer que ce gigantisme soit totalement mensonger) et un avertissement sincère quant à un dévoiement de l'Islam en une autre religion (j'allais dire "plus bête encore" mais ce n'est pas exact, "plus abrutissante" serait plus fidèle au roman mais porte une connotation qui n'y est pas). Ce "à la fois" est une des chausse-trappes dans lesquelles on pourrait tomber, en ne conservant qu'un des deux sens.
Plus généralement, la dénonciation à l'oeuvre dans *2084*n'est pas très claire. Comme pour Voltaire, ou pour le Céline du Vaoyage, on a l'impression que Sansal rejette tout ce dont il parle, et qu'on aurait du mal à établir une hiérarchie des stupidités. Toutefois, j'ai pu sans mal me faire ma lecture athée du livre, rejetant pour ma part la puissance d'abêtissement phénoménale de la religion, bonne héritière de la propagande de 1984, transformant l'homme, l'Histoire, la géographie même, pour les réduire au presque néant. Cette lecture laisse de côté l'éloge de la liberté de pensée, que je trouve tout de même très pessimiste, la critique des systèmes étatiques derrière lesquels se déroulent des guerres de clans (et du coup, ça marche très bien pour l'Algérie...), la réflexion sur la place de l'individu dans le monde; car si je peux affirmer que ces thèmes sont présents, je ne suis pas certain de ce que Sansal défend: la pensée cherche bien à se libérer mais rarement, et pour des résultats misérables; la critique des états est marquée par un fatalisme tiré des défauts de l'homme, ambitieux, soumis, crédule, sanguinaire (selon les cas); l'individu poursuit une quête de sa place à laquelle seule la mort apporte une fin. Le rapport à la nature ou à un quotidien apaisé paraît source de positivité, mais ressemble beaucoup à un abandon, à une désertion. Cette négativité générale est une autre chausse-trappes: les livres de moraliste sont souvent porteurs de vérités qu'une première lecture ne fait pas apparaître nettement. Je me méfie.
Je pourrais continuer longtemps comme ça. 2084 est un livre très riche, plein d'inventions parfois ratées, plein d'harmoniques ambiguës avec le monde d'aujourd'hui: le ghetto des sept soeurs, par exemple, c'est évidemment Gaza, espace périodiquement bombardé et communiquant avec l'extérieur par des souterrains. Quelle ironie de l'avoir appelé ghetto! Mais c'est aussi Berlin-ouest enclavée dans le communisme. Plus loin, dans le roman, un café du ghetto est mis en relation avec un café du Paris des Années Folles, et l'espace clos devient aussi un espace-temps différent, morceau de passé conservé comme une photo. Ces harmoniques rendent elles aussi les affirmations malaisées, et c'est tant mieux. Arrêtons là.
L'an dernier, j'ai lu avec la même stupéfaction émerveillée que tout le monde Meursault contre-enquête avec lequel 2084 présente de nombreux points communs: deux livres d'Algériens écrivant contre leurs passés, deux livres reprenant un roman occidental des années 40, deux critiques sans ambiguïté de l'emprise sans fondement de la religion sur l'individu. Le premier est plus parfait, formellement, et marquera je pense l'histoire littéraire de son pays pour de nombreuses raisons; le second est plus ambitieux, plus casse-gueule aussi, et je ne me risquerai pas à lui prédire une postérité heureuse, tant j'espère que l'avenir lui donnera tort, davantage qu'il ne l'a fait pour Orwell; il faut bien avouer aussi que le succès des livres qui disent ou ont l'air de dire du mal de l'Islam m'apparaît - à vous aussi, non?- assez circonstanciel, et qu'ils deviendront un jour illisibles. Pourtant, dans les deux cas, ces livres sombres me rendent heureux: des choses essentielles continuent d'être écrites en français (je n'ai rien contre les autres langues mais je n'en maîtrise aucune), trempées dans la littérature, mais vivantes quand même.

Surestimé
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le 29 oct. 2015

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