A peine Hannah Arendt avait-elle utilisé l'expression la banalité du mal que celle ci était déjà devenue célèbre, utilisée et réutilisée à l'encan par quiconque se donne l'ambition de parler des criminels nazis, l'un des sujets de conversation les plus tristement intéressants qui soit (mais aussi des plus galvaudés par moment). Et pourtant, la constatation érigée au rang de proverbe conserve encore son effroyable force. Bien connu est le procès d'Eichmann à Jérusalem rendu à la postérité par Arendt, bien moins connu est Franz Stangl, le commandant de Treblinka, l'un des camps d'extermination les plus meurtriers de la Seconde Guerre Mondiale. L'homme est sur le papier monstrueux. Issu d'une famille modeste d'Autriche, il fait carrière dans la police jusqu'à l'Anschluss en 1938. Recruté par les nazis dans des circonstances troubles, il se retrouve être l'un des responsables du Programme d'euthanasie des handicapés mentaux. Fort de ce CV déjà pas mal chargé, il devient responsable de Sobibor puis de Treblinka jusqu'en 1943. Il supervise en tant que commandant la mise à mort d'entre 700 000 à 1 200 000 personnes. Après la guerre, l'homme s'évade de son camp de prisonniers, obtient un passeport de la Croix Rouge grâce à des contacts hauts placés au Vatican à Rome, se rend en Syrie puis part avec sa famille au Brésil pour couler une retraite heureuse. Heureuse jusqu'à son arrestation dans les années 70 par Simon Wiesenthal suivie de son jugement en Allemagne. Condamné à la prison perpétuelle, il rencontre Gitta Sereny qui en tire l'essai magistral Au fond des ténèbres. Ce dernier nourrit l'ambition de comprendre ce qui fait qu'un homme puisse devenir un criminel nazi qui constitue, avec le terroriste et le pédophile, la figure pénale la plus odieuse qui soit. Et pourtant.. Et pourtant, la lecture est troublante tant l'homme ne correspond pas aux standards de l'homme maléfique. Touchant par moment, il est le mari qui aime passionnément sa femme, le père qui aime tendrement ses enfants et celui qui pousse même l'empathie jusqu'à ne plus manger de viande car, dit-il, cela lui rappelle la Pologne. Bien loin du sadique assoiffé de sang, c'est un être subtil, cultivé, profondément humain qui se livre à la journaliste, sans qu'à la fin il ne soit plus possible de discerner le vrai du faux, l'excusable de l'inexcusable, le bien du mal.


Il y a ce que l'homme dit de lui et des évènements, et ce que le lecteur tire comme conclusion. D'abord, le plus étrange est ce que l'auteur appelle l'auto-défense de la pensée. L'homme, confronté à l'horreur de ce qu'il a commis, biaise de plusieurs manières en pensant d'une telle façon qu'il évacue l'insupportable par une forme d'autojustification rétrospective. L'homme dit qu'il n'est pas responsable, qu'il n'a fait qu'obéir aux ordres, qu'il n'a jamais été témoin des mises à mort, qu'il a plutôt bien traité les survivants (ce qui est vrai) et que tous ces morts sont le fruit de la guerre, comme il y en a eu tant d'autres dans l'Histoire. Pour le moment, rien de très original : tous les dignitaires nazis se sont défendus de cette façon. Plus que ça, il estime qu'il était lui même en danger de mort. S'il refusait d'administrer le camp, sa famille et lui étaient perdus. On peut encore le croire, mais Gitta Sereny, en recroisant les témoignages, démontre que tout cela est en fait une vision tronquée, ou tout du moins bien réécrite, peut être inconsciemment, des évènements. Tout dans l'attitude de Franz Stangl semble provenir du clivage psychologique : il refuse de voir ce qu'il a été, sans doute sincèrement et rationalise ses actes à l'extrême. Il pousse même le bouchon jusqu'à affirmer que la Shoah est après tout une mise à l'épreuve divine d'un Peuple, et ça, en le pensant sincèrement. Certaines de ses anecdotes font froid dans le dos car elles cherchent subtilement à le disculper tout en se situant dans des affres moraux si complexes qu'ils en deviennent insupportables pour le commun des mortels. En bref, Stangl réécrit sans le vouloir l'Histoire pour qu'elle soit supportable, aux autres comme à lui-même. Plus que ça, ce qui alerte le lecteur, c'est que l'homme n'est ni bon ni mauvais en soi, ni d'ailleurs successivement, mais qu'il est bon et mauvais dans le même et unique temps, aussi insupportable soit cette vérité. Stangl n'est pas un être mauvais : il est un homme ordinaire mis dans les conditions d'avoir à être mauvais, mais avec une véritable éthique dans l'ignominie.


Et parfois, il y a comme une sensation très forte d'absurdité. L'homme, à la limite simplet, semble réellement être atterri là par hasard. Les frontières se brouillent un peu entre le signifiant et l'insignifiant. La vérité se fait terrible, insidieuse et ô combien perturbante : il n'y a peut être pas de sens dans tout ça. Et surtout, de nombreuses questions restent sans réponse. Pourquoi certains hommes ont-ils été choisis pour devenir des hauts responsables de l'extermination d'un peuple ? Il n'y a rien dans la biographie de Stangl qui justifie cela. Pourquoi lui précisément, cet homme qui n'était ni un sadique ni un psychopathe, a-t-il été choisi pour le Programme d'Euthanasie et pas un autre ? Car tout commence là : une petite compromission qui a rendu toutes les autres, immenses, possible. Si Stangl avait refusé de légitimer l'euthanasie des handicapés mentaux, il n'aurait pas été chargé de la tâche infame d'administrer Treblinka, même s'il affirme qu'il avait peur, même s'il affirme qu'il n'avait pas le choix. Autre question : y-a-t-il eu un vrai choix ? Qui, placé dans la même situation que Stangl, dans une sphère éthique particulière qui était celle du cosmos nazi, aurait pu refuser la tâche ? Finalement, l'homme est-il responsable ? A-t-il réellement pu utiliser son libre-arbitre ? Le libre-arbitre est-il toujours possible ? Les questions sont terrifiantes parce qu'elles nous renvoient à ce que nous sommes. A ce que nous aurions pu être. Et si les Stangl étaient tous tapis au fond de nous, lâches et spécieux ? Cachons nous, nous aussi, derrière de mauvais biais, des mauvaises actions, certes moins graves, mais pourtant bien réelles ? Ces questions sont vertigineuses, et le moins que l'on puisse dire, est que l'essai n'y répond pas fondamentalement. Mais il les pose, et c'est déjà ça.

PaulStaes
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le 18 juil. 2021

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