Il y a dans Black Album l’éclat trouble d’un miroir ancien : une époque, des visages, des désirs s’y reflètent, toujours voilés d’un léger frisson. Hanif Kureishi, dont l’écriture oscille entre provocation et tendresse, compose un roman qui se dévoile lentement, par cercles concentriques. Publié en 1995 au Royaume-Uni, ce texte s’inscrit dans une œuvre traversée par les questions d’identité, de liberté et de désir, autant de thèmes que l’auteur incarne dans les gestes esquissés, les regards échangés et les silences habités de ses personnages.
Shahid, jeune étudiant d’origine pakistanaise, récemment installé à Londres pour suivre des cours de littérature, suit une trajectoire hésitante, tiraillée entre le besoin d’appartenance et le désir d’émancipation. Autour de lui, la ville bruisse, tentaculaire et mouvante, ville-monde aux contours labyrinthiques où les identités se croisent, se frôlent et parfois s’entrechoquent. Derrière cette effervescence affleure une autre réalité, faite de regards en biais, d’humiliations feutrées et d’exclusions ordinaires, où le racisme s’insinue dans les gestes les plus anodins et façonne en creux les parcours comme les aspirations. Fils d’un père pakistanais et d’une mère anglaise, Hanif Kureishi connaît intimement ces zones de frottement, ces banlieues où l’on apprend à se taire ou à crier selon les jours. Le roman suit une tension continue entre l’appel du groupe et le souffle de l’individu, entre fidélité et vertige de l’autonomie.
La figure de Deedee, professeur libre et amante exigeante, incarne la promesse ambiguë d’une liberté à la fois séduisante et contraignante. Leur relation, nourrie de lectures partagées, de proximité physique et de joutes verbales, se transforme peu à peu en scène de pouvoir. On y sent l’expérience de l’auteur, familier des milieux intellectuels, observateur lucide des dynamiques affectives. Rien ne s’ordonne ni ne se simplifie jamais, cette complexité assumée et cette manière de laisser les tensions ouvertes, sans arbitrage ni apaisement, contribuant à l’extrême justesse du récit.
À l’opposé, les membres du groupe islamiste que Shahid fréquente apparaissent figés, porteurs d’un discours plus que d’une histoire. Leur parole, érigée en certitude, s'impose comme une ligne de force, séduisante par sa clarté brutale, sa promesse d’ordre et sa capacité à dissiper le vertige du doute. Face aux tâtonnements de Shahid, elle offre un abri – rigide, mais rassurant – dans une société fragmentée et désenchantée.
L’auteur orchestre cette polarité avec une précision presque chorégraphique, cristallisant les frictions autour de la liberté d’expression, de l’identité et du pouvoir des mots. Sans jamais nommer Salman Rushdie, il convoque Les Enfants de minuit comme spectre littéraire, œuvre devenue champ de bataille idéologique. Ce roman, dont l’évocation suffit à faire basculer les équilibres, incarne le point de rupture où la fiction devient menace, l’imaginaire subversion, l’auteur cible. En exposant cette tension dans toute sa violence symbolique, Hanif Kureishi montre comment une société, prise dans ses contradictions, peut glisser vers l’intolérance, comment les discours simplificateurs – religieux, politiques, identitaires – tirent leur force du désarroi ambiant.
À travers les ambivalences de Shahid, ce sont ainsi les déchirures d’un corps social qui se révèlent, le malaise collectif d’une époque où les appartenances se durcissent, faute de savoir encore comment vivre ensemble. Le roman interroge les mécanismes insidieux qui mènent à l’autodafé, à la censure, à la peur de penser librement. Il montre comment, dans le silence des institutions, les calculs électoraux et les renoncements publics, se creusent les failles où s’engouffrent les radicalismes. Face à la complexité du réel, nombreux sont ceux qui préfèrent l’ordre à la nuance, la certitude au doute, le slogan à la pensée, et, peu à peu, chacun finit par douter, se taire et détourner le regard.
Exigeant, dense et nuancé, ce roman lucide et inquiet éclaire les zones d’ombre où se joue, en silence, le destin des libertés fragiles, rappelant, non sans ironie, qu’il suffit parfois d’un livre pour faire tomber les masques et changer le cours des vies.
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