Une scène de crime en première page : une nounou vient d'assassiner les deux enfants dont elle avait la charge. Les lignes inaugurales de Chanson douce sont horribles, d'une violence insoutenable. Maintenant que l'intrigue est terminée, Leïla Slimani peut commencer à raconter. Ce procédé n'a pas été inventé par la romancière, que l'on souvienne du cadavre flottant dans le brillant film de Billy Wilder, Boulevard du crépuscule, avec un défunt qui jouait le rôle de narrateur. Non, le "truc" n'est pas neuf mais il est particulièrement saisissant par son énoncé de fait divers écrit sans une ombre de sentimentalisme. De plus, il débouche sur un suspense qui va courir tout au long des pages : comment en est-on arrivé là ? Si Chanson douce n'est pas un thriller classique, il n'en est pas moins palpitant, le lecteur cherchant tout signe avant-coureur du drame à venir. Et de ce point de vue, Leïla Slimani est démoniaque, distillant des indices au sein d'une parfaite structure narrative où l'on observe de près les différents protagonistes, à commencer par cette nounou qui tutoie la perfection, du moins aux yeux de ses employeurs. Les personnages du père et de la mère de famille sont dépeints avec une précision d'orfèvre, tant psychologiquement que socialement. On n'est pas si loin, d'ailleurs, d'une sorte de caricature d'un couple moderne qui réussit professionnellement tout en culpabilisant de ne pas passer assez de temps à la maison avec leurs enfants en bas âge. Heureusement, la nounou est là (frissons et musique inquiétante). Avec son atmosphère entre Chabrol et Polanski, Chanson douce parle beaucoup de différences de classe et, plus globalement, de pouvoir. Celui que s'arroge un propriétaire sur la future criminelle, sa locataire, par exemple. Et, bien évidemment entre les employeurs et leur nounou, lien complexe qui tend à se renverser quand la dernière s'immisce dans la petite famille, se rend indispensable et n'est pas loin de devenir despotique. L'une des réussites du livre est de mettre les cartes sur la table, de révéler suffisamment d'éléments pour imaginer le crime plausible tout en gardant un certain mystère sur le degré de folie de la meurtrière et sur ces motivations profondes. Où l'on revient à la notion de pouvoir, en fin de compte, celui d'une narratrice assez perverse pour entraîner le lecteur là où elle le souhaite tout en lui laissant une part non négligeable de liberté de penser. C'est ce que l'on peut appeler un tour de force romanesque qui rend addict et victime de ce livre terrible et implacable.