Ecrire pour soi et pour évacuer. En évitant la rage non maîtrisée, ou la compassion mièvre (pire), ou la commémoration institutionnelle (encore pire) – celle qui transforme le révolté sacrilège en enfant de marie on se souvient de Coluche, sanctifié (et récupéré évidemment) par la grâce des restaus du cœur.
Tenter l’écriture, en se rappelant l’année passée avec eux, il y a longtemps, pour une tentative de collaboration (Mais Choron déjà ne pouvait plus payer), dans l’appartement, deux petites pièces et trois belles fenêtres, juste au-dessus du journal à l’époque de la rue des Trois portes. Ce pourrait être un « à la manière » de Georges Pérec. Et qui n’exclura pas, cela va sans dire, les énormités.
Je me souviens (mais c’était encore bien avant) de la première mort du journal – qui par la force du décès a provoqué en fait la naissance de Charlie, la couverture en forme de faire-part – Bal tragique à Colombey : un mort, la censure pas tout à fait immédiate, et la renaissance sous le même format, une semaine après. Hara Kiri désormais s’appelle Charlie.
Je me souviens des sorties de Choron, à Dodin Bouffant, le grand restaurant du coin, à deux pas de la Place Maubert ; Choron entouré de sa bande, et d’autres, champagne dégoulinant, Choron avec son fume-cigarettes en or, vêtu de son fume cigarettes, d’un slip et de socquettes et partant dans le grande salle au milieu des clients un peu surpris et poursuivi par les loufiats – « non, non, Monsieur Bernier, il ne faut pas faire ça … »
Je me souviens de tous les numéros censurés, tous ces procès qui n’arrivaient pas à tuer le journal mais qui finissaient quant même par lui coûter très cher ; le jour où ils avaient (c’étaient pour le mensuel) concocté la couverture – « En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées. Giscard vend sa femme aux émirs ». Ils avaient fait un montage photo, très réussi, avec une copine et la tête d’Anne Aymone Giscard, à poil et installée sur un petit tonneau, façon l’Ange bleu, et l’émir de pacotille, Jean Fuchs, le gros de la bande qui disait dans la bulle : « elle est maigre, un demi baril ». Retrait immédiat dans les kiosques. Blanchi avant réimpression.
Avec Dalida aussi, procès – la photo qui assurait la promotion de son concert la montrait de face, assise, longues jambes écartées, queue de pie, et brandissant devant, au centre, à la lace névralgique, un chapeau melon de parade. Choron dénonçait le vulgaire par le plus vulgaire, joli principe. Alors il a fait un photomontage en enlevant le chapeau. Procès.
Je me souviens de Cavanna, qui avait déjà un pied en littérature, son amour de la langue, et les Ritals dans un coin de la tête.
Je me souviens de la grande cour intérieure qui jouxtait les locaux du journal, du minuscule logement occupé par la concierge, une caricature, du compagnon de la concierge qui avait inspiré à Reiser le personnage de Bison bourré et son grand slip.
Je me souviens de Jean-Marie Gourio, le « fils spirituel » de Choron, qui à l’époque jouait, plutôt bien, au flipper, était très maigre (si, si …), écumait les bistrots, en quête de bière et de poésie des comptoirs.
Je me souviens du premier concert de Choron à l’Olympia, en première partie du groupe Odeurs. C’étaient Gourio et Berroyer qui avaient réussi à le convaincre. Il n’était pas musicien du tout, tétanisé – mais il y était allé et il avait même réussi à chanter en mesure.
Et ses textes étaient bons – un tango « me serre pas trop je sens tes os », la « Javice », la java de tous les vices, et 40° à l’ombre –
40° à l’ombre
Et il n’y a pas d’ombre
La scène se passe en Afrique
entre deux nègres sympathiques
et un enfant étique …
40° à l’ombre et il n’y a pas d’ombre.
Autour de lui, il y avait Berroyer à la guitare, Jean-Pierre Gaillet, aux claviers (immense pianiste qui refaisait l’Olympia, 15 ans après les Lionceaux) et Gourio qui avait appris la batterie pour l’occasion.
Je me souviens de Jackie Berroyer, qui humait l’air, pupilles dilatées mais toujours aux aguets, qui attrapait tout, nourrissait constamment sa culture de la culture de la rue – musicologue, romancier (en fait il avait inventé un genre, quelque part entre le roman, l’autobiographie et l’essai), scénariste, musicien, philosophe plus tard pour Canal, et même acteur, excellent, la cinquantaine passée.
Je me souviens du premier appartement de Berroyer à Paris, Boulevard Ney, une espèce d’auberge minuscule ouverte aux amis égarés, dont toutes les pièces étaient jonchées de vinyls, de Miles Davis aux Pretenders, en passant par Brassens et Ferré.
Je me souviens d’un repas, d’un essai de repas à Montmartre, chez Ginette, le meilleur couscous de Paris, autour de Berroyer et Gaillet, – où un rire collectif (dont on taira l’origine) impossible à conjurer, avait rendu impossible la passation de la commande devant un serveur médusé.
Je me souviens de toutes les silhouettes croisées, tous les amis, des plus célèbres aux anonymes, Gébé et son incroyable gentillesse, Schlingo, Muhlstein, Carali, Sylvie Caster (c’est vrai qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes), Blandine, Mano Solo, en punk adolescent déjà écartelé, déjà mort.
Je me souviens (même si j’étais loin alors) de la seconde mort du journal et du scandale de Droit de réponse. Choron, retenu par les autres (pour l’empêcher de tomber ?) index dressé face aux lycéens (« Ce sont des petits merdeux »), Gainsbourg, à côté du micro borborygmant « enculés », soufflant dans un ballon phallique émettant des couinements déchirants avant de se redresser et d’éructer – « les paras à Strasbourg, je les ai mis au pas … » avant de s’écrouler à nouveau, et Siné, plus que radical, faisant le coup de poing contre ADG et les journalistes de Minute.
Cabu avait déjà créé tout son bestiaire, Mon beauf, le Grand Duduche, Madame Pompidou et le punk désespéré (Mano Solo évidemment). Cabu, lunaire et l’œil toujours en éveil, ensoleillé.
Wolinski flottait toujours entre cul et politique ; Et ceux qui pensent encore qu’il ne savait pas dessiner doivent pouvoir se procurer sa très belle adaptation en BD de la Reine des pommes.
Et après l’intermède Val (qu’on n’évoquera pas), Charb, en tirant le journal vers le politique, vers les camarades plutôt que vers les copains, mais l’innocence demeurait chez les vieux garnements, avait réussi à retrouver l’esprit des origines – définitivement sacrilège