Chien-loup
7.1
Chien-loup

livre de Serge Joncour (2018)

Hervé Letellier et Serge Joncour, tous deux récemment couronnés, ont en commun d'avoir fait les heures de gloire des Papoux dans la tête, émission hautement subtile que je suivais souvent avec délice.


Pas rebuté par le poids de son nouvel opus, je me suis attaqué à ce Chien-Loup sans trop savoir ce qui m'attendait. Heureuse surprise. J'ai trouvé la structure du livre efficace, la narration prenante, les questions posées judicieuses, les personnages consistants. Pour sûr, le livre méritait un prix, même si le plus prestigieux de tous est revenu deux ans plus tard à son collègue des Papoux.


Joncour a choisi de mettre en parallèle un même lieu à un siècle de distance. 1914-15, c'est l'occasion de rappeler ce que fût la Grande Guerre, du côté des femmes, qui durent faire tourner le pays pendant que ces messieurs s'entretuaient. C'est l'une des forces de ce livre, un véritable parti pris artistique, que de laisser hors champ une partie des protagonistes. Notons d'ailleurs que, si Joncour cible les femmes pour la partie 1914, il met le focus sur l'homme dans la partie actuelle. Les hommes avaient disparu, ils réapparaissent un siècle plus tard sous des dehors plus policés, mais toujours prêts à s'entredéchirer.


Dans ce monde déserté par les hommes, un dompteur nanti de fauves ne pouvait que faire vibrer la corde animale qui gît en chaque femelle, à commencer par la plus sensuelle d'entre elles, Joséphine. Une thématique plutôt à contre-courant de l'époque, ce que je salue tant je préfère qu'on s'écarte de la doxa...


Cette boucherie dont on ne savait rien dans ce coin paumé du Lot, Joncour lui associe la débauche de viande sur l'étal d'un marché. Les chevaux réquisitionnés pour la guerre sont à présent sous le capot du 4x4 Audi, au nombre de 300 (et une plume de SC a eu beau jeu de s'étonner que 300 CV peinent à gravir une pente alors que le dompteur avait pu monter toute une cage un siècle plus tôt). La guerre que se faisaient les hommes a cédé à une guerre commerciale, celle que se livrent des associés dans une boîte de prod'. L'instinct de tueur est toujours en chaque homme, nous dit l'auteur, et les vrais fauves d'aujourd'hui ont pour nom Amazon et Netflix. Il semble d'ailleurs que l'agressivité ait envahi les critiques du Masque et la Plume qui, pour moitié, ont littéralement assassiné ce roman, avec des arguments qui m'ont paru très, très légers (le roman serait "opportuniste", et ne parlerait que de la relation de Franck à sa voiture ? c'est une blague ?).


Mais je digresse. Joncour dresse donc le portrait de Franck, le bobo-type devenu végétarien comme le tout-Paris, qui, à rebours de l'ère du temps, va se convertir à la viande. Parce qu'il reconnaît-là un ancestral instinct. Chien-loup, au-delà des histoires qu'il nous conte, est avant tout une critique du monde moderne : celui qui, au nom du respect du vivant, s'est peut-être déconnecté de sa part animale. Si le récit est centré à ce point sur Franck et très peu sur Lise, c'est parce que Franck est le personnage qui évolue. Lise, finalement, est à peu près la même au début et la fin de ce long roman. Elle reste ce personnage très cliché que dénonce justement Joncour : la Parisienne végane revenue de tout qui rêve de déconnection, aspire à l'authentique, ne veut plus que peindre et regarder la nature.


On pardonnera donc au roman (ou pas !) ses nombreux poncifs : du côté de notre couple bobo donc, mais aussi du côté des deux trentenaires qui jugent le cinéma de papa dépassé et ne pensent qu'à produire du contenu, du côté encore des autochtones qui sont tous des viandards et se méfient des Parigots. Notons plutôt lorsque Joncour contourne soigneusement une convention du roman d'aujourd'hui : pas une scène de sexe entre Lise et Franck, alors qu'on en attendait une, qui risquait de verser dans le cliché. Appréciable. Entre Wolfgang et Joséphine oui, mais très peu développée.


Un seul petit regret : la fin. Je l'ai trouvée décevante.


Ces deux trentenaires qui s'échappent on ne sait comment (le chien qui laisse faire, illogique par rapport à ce qu'on en a dit), et puis Franck qui renonce à les faire signer parce que tout ce qu'il voulait c'était lire la peur dans leurs yeux, bof. L'un des deux braconniers qui se trouve être le petit-fils de Joséphine, rebof. Et quel besoin de la faire partir aux Etats-Unis. Enfin, Franck qui décide de s'installer là, rerebof. J'attendais peut-être quelque chose d'un peu plus... saignant, preuve que le livre a produit l'effet souhaité ?


Mais on ne parle là que des 50 dernières pages, une petite part de l'ouvrage qui, sinon, m'a délecté de bout en bout. Le style, sans être très littéraire, est agréable, quelques fautes de goût par ci par là qui font un peu tiquer, rien de bien grave. Serge Joncour n'est sans doute pas un styliste, mais à n'en pas douter il sait écrire et emmener son lecteur dans un univers assez singulier. De quoi plaire à l'Académie des deux frères. Le prochain, peut-être ? Joncour Goncourt, ça aurait de la gueule, non ?

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 4 mars 2021

Critique lue 160 fois

Jduvi

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