Churchill
8.3
Churchill

livre de Andrew Roberts (2018)

Winston Churchill, le visage bouffi de l'Empire Britannique.

J'avais l'impression d'être guidé par la main du destin, comme si toute mon existence préalable n'avait été qu'une préparation en vue de cette heure et de cette épreuve. Churchill, comme Andrew Roberts, son biographe, a beaucoup parlé de l'idée, très anglicane, de prédestination. Très protestante, l'idée de la grâce qui consiste à penser que chaque être humain est prédestiné toute sa vie à l'accomplissement d'un certain destin, certains étant plus glorieux que d'autres, est évidemment discutable. Aussi troublante soit-elle, la vie du très connu et du très méconnu Winston Churchill a peut-être laissé place à des épisodes qui allaient incontestablement le préparer à la guerre, fondant sa personnalité et ses valeurs, mais y voir l'effet d'une main divine est, pour un athée comme moi, un peu fort de café. Pour autant, face à cette biographie monumentale aussi bien par sa longueur que par sa précision, le lecteur est abasourdi, comme s'il venait de subir la rage d'un ouragan ou le feu d'un brasier. Churchill est un homme étonnant et détonnant, jamais neutre, qui avait de multiples vies en une. S'il est resté dans la mémoire collective comme un gros homme alcoolique et fumeur de cigares, ayant tenu tête à Hitler à Londres pendant la Blitz, ce qui était au demeurant déjà un bel exploit, c'était loin d'être le seul. Hypermnésique, lecteur et écrivain invétéré, peintre et sculpteur, romantique et drôle, politique et guerrier, humaniste et réactionnaire, l'homme est évidemment attachant. Il l'est d'autant plus que, petit à petit, une légende noire s'est installée à propos de l'homme, toute faite de théories du complot, parfois grotesques, parfois étonnamment plus sérieuses, noircissant à souhait ses faits d'armes, parfois peu glorieux. Quoi qu'il en ait été, Churchill avait deux qualités monumentales qui ont fait de lui un grand homme, peut-être l'un des plus grands hommes du XXème siècle : c'était un visionnaire affublé d'un courage presque suicidaire. Ayant prévu énormément de choses avant tout le monde, prophétisant qu'il serait l'homme qui tiendrait Londres face à une menace sourde et terrifiante, il est surtout celui qui a compris avant tous les autres la véritable nature d'Hitler. Dans une Angleterre pacifique et endormie, Winston Churchill l'excentrique s'était fait de nombreux ennemis qui s'empressèrent, presque trop tard, à le mettre au pouvoir quand ils s'aperçurent qu'il avait tout deviné. C'est cette vie extraordinaire qu'Andrew Roberts, dans un travail aussi passionnant qu'assommant, a décidé de conter.


Le mot conter n'a pas été choisi par hasard. Peu de gens le savent, mais Churchill est un authentique aristocrate de l'Empire britannique de la Reine Victoria. Cet Empire, qui recouvrait le cinquième des terres émergées de la planète, est sans doute l'espace colonial le plus vaste ayant jamais existé, et cette croyance d'appartenir à une gigantesque entreprise de civilisation a beaucoup occupé, voire aveuglé, une certaine aristocratie. Winston Léonard Spencer-Churchill est donc issu de deux familles aristocratiques bien connues de par son père, descendant du duc de Marlborough, un héros de la guerre d'Espagne du XVIIème siècle dont il écrira la biographie. De par sa mère américaine, il est le fruit d'une famille richissime : il porte le nom de son grand père, Léonard. Pourtant, ses deux parents sont largement désargentés, mènent pourtant grand train et ne s'occupent guère du petit Winston qui n'aura de cesse, dans ses nombreuses pensions, que d'essayer d'attirer l'attention de ses parents. Son père, Randolf, est un homme d'Etat qui, ayant permis l'annexion de la Birmanie à l'Empire Britannique, connaîtra toutefois une fin tragique, trahi par son caractère et ses anciens alliés. La relation qu'a Winston avec son père est à ce titre absolument bouleversante parce qu'elle commence très mal : quand Winston réussit le concours de cavalerie (alors qu'il visait l'infanterie), son père le sermonne en le qualifiant d'incapable. Il mourra et Churchill n'aura de cesse que d'essayer à la fois de prouver à son père son existence et sa qualité, mais aussi de venger celui qui a été trahi par ses pairs conservateurs. Malgré tout, malgré sa très relative pauvreté et sa très relative mauvaise relation avec son père, le jeune Winston est un pur produit de l'aristocratie et rêve largement plus du grand large que de la Grande Bretagne en tant que telle. Il s'engage dans l'armée avec l'idée d'y rester quatre années avant de se lancer en politique sur les traces de son père, persuadé qu'il mourra jeune. De Cuba jusqu'en Inde, du Soudan à l'Afrique du Sud, Churchill se fait engager par les journaux pour être correspondant et reporter de guerre, se fait remarquer par son courage réel (il n'hésite pas à tirer pour tuer) et est même acclamé en héros à son retour de la Guerre des Boers pendant laquelle il avait réussi une spectaculaire évasion. On a bien du mal à imaginer le rondouillard Churchill en héros de guerre mais c'est bien ainsi, en authentique aristocrate victorien et édouardien, qu'il déboule comme une météorite sur la scène politique britannique, bien décidé à s'y faire une place bon gré mal gré.


On ne peut pas comprendre la carrière politique de Churchill si on ne comprend pas dans quel courant idéologique il se situe. A l'aube du XXème siècle, le paysage politique britannique se découpe entre les conservateurs unionistes et les libéraux progressistes. Pourtant, Churchill n'appartient réellement à ni l'un ni l'autre. D'ailleurs, parce qu'il est libre-échangiste et que les conservateurs tenteront de mettre en place des droits de douane, il passera chez les libéraux avant d'y revenir plus tard, cumulant de nombreux postes à responsabilité dans les différents gouvernements qu'il fréquentera. Le héros de Churchill est Disraeli ainsi que le courant appelé la Tory Democracy : ce courant se résume en deux mots, l'Empire et le Social. Tandis que le pouvoir doit selon lui tout faire pour conserver un Empire Britannique intact, les mesures sociales sont nécessaires pour le petit peuple britannique. Churchill prônait un rapprochement entre Libéraux et Conservateurs modérés, une forme de centrisme avant l'heure, pour condamner les extrémistes des deux bords. Centriste ou plutôt contradictoire, Churchill l'a été mais a toujours été proche des idées de Disraeli et de la Tory Democracy. Ainsi, alors qu'il était fondamentalement favorable à la peine de mort, il va considérablement humaniser les conditions de détention des prisonniers. Alors qu'il est fondamentalement, ce qui est rare, philosémite, il va, par sa défense de l'Empire, avoir des discours et des préjugés extrêmement racistes envers les Indiens et autres "races soumises". Alors qu'il votera finalement pour le droit de vote des femmes, il y sera longtemps opposé, estimant qu'il y a assez d'ignorants qui votent pour en rajouter. Alors qu'il sera réputé comme un authentique briseur de grèves, il sera l'un des rares conservateurs à faire appliquer des mesures sociales profondes comme la retraite, les bourses du travail ou l'allocation-chômage. Surtout, Churchill est d'abord connu pour son style oratoire qu'il a d'ailleurs conceptualisé comme une science de la rythmique et des abus de langage, ainsi que pour son expertise en matière militaire. Grand penseur des chars d'assauts, il a compris avant tout le monde le caractère total des deux grandes guerres mondiales. Pourtant, en 1915, alors qu'il est Premier Lord de l'Amirauté, il sera l'auteur de la catastrophe des Dardanelles, à un point tel que pour laver son honneur, il ira sur le front pendant un an et demi. Sur l'indépendance de l'Irlande enfin, Churchill sera malheureusement connu pour avoir employé des forces paramilitaires tenter d'écraser les révoltes, alors même qu'il n'était pas opposé à l'autonomie en tant que telle. C'est donc un personnage en demi-teinte, avec de nombreuses contradictions, considéré comme un opportuniste amusant par ses pairs, qui serait sans doute peu resté dans les mémoires si la chance de sa vie n'était pas arrivée : l'avènement d'Hitler.


Winston Churchill va connaître à partir des années 30 une longue traversée du désert pendant que le conservateur Stanley Baldwin gouvernera le pays. Dans l'opposition au gouvernement, il sera l'un des rares à avoir compris le danger du nazisme et du communisme, qu'il considèrera d'ailleurs comme des frères ennemis totalitaires. Exhortant le gouvernement à agir pendant que Hitler se réarmait et provoquait, il est considéré comme fini par ses pairs, et ses prophéties de Cassandre seront interprétées comme une nouvelle tentative opportuniste pour se voir offrir un poste. Pourtant, cette fois ci, Churchill disait vrai. Il avait compris que Hitler avait des velléités guerrières réelles et ne comprenait pas pourquoi la Grande Bretagne et la France se complaisaient dans le pacifisme, voire parfois imaginaient, surtout en Angleterre, une certaine coopération. Mais Churchill ne va pas se rendre la tâche facile en s'embourbant dans des polémiques stériles, comme celle de l'abdication d'Edouard VIII au profit de George VI. Après Munich, le discours incroyable de Churchill aux Communes frappera les esprits, et il est d'ailleurs toujours écouté avec plaisir, mais sans succès. Pire, Neville Chamberlain accèdera au pouvoir en 1938 et sera un des chantres de l'apaisement. Marginalisé, Churchill est le seul quasiment à hurler aux loups pendant qu'Hitler annexe l'Autriche et la Tchécoslovaquie. Quand, en 1939, Hitler s'attaque à la Pologne et que Chamberlain se décide enfin à déclarer la guerre, Churchill rentre au gouvernement. Soudain, tout le monde se souvient de ses prophéties. Tout le monde l'acclame. Mais les choses sont loin d'être gagnées. Alors que Chamberlain se voit forcé de quitter le pouvoir, c'est lord Halifax qui est considéré comme son successeur naturel et qui est d'ailleurs le plus apprécié par les différentes chambres ainsi que par le Parti Conservateur. Pourtant, Halifax, en bon rationaliste, est favorable à la négociation, ce que Churchill, en bon déraisonnable romantique, refuse. Finalement, et de manière assez confuse, c'est Churchill qui accède en 1940 au poste de Premier Ministre. Même si au regard de l'Histoire, cette décision a été salutaire pour l'Europe, elle est proprement antidémocratique. Ni les travaillistes, ni les libéraux, ni les conservateurs n'ont été consultés, et dans l'opinion publique, malgré le fait que Churchill soit considéré comme un homme qui avait raison, tout le monde préférait largement Halifax qui aurait sans doute amené le Royaume Uni à, comme les Français, renoncer à se battre. L'issue de la guerre aurait été indéniablement différente et tragique. C'est sans doute ce coup du sort qui fait dire à Andrew Roberts que Churchill a été prédestiné, c'est surtout le fonctionnement occulte et particulier de la démocratie parlementaire britannique qui l'a permis, ainsi que l'influence du monarque non élu, George VI.


Quand Churchill arrive au pouvoir en 1940 dans une coalition avec les libéraux et les travaillistes de Clément Atlee, il est obligé de lancer l'Opération Dynamo et de rapatrier les troupes britanniques, françaises et belges de Dunkerque après la défaite de la Bataille de France. Alors qu'Hitler avait la possibilité d'achever les Anglais, un coup du sort lui fait faire le choix d'arrêter ses troupes ce qui permet à Churchill d'organiser le rapatriement et la préparation de la Bataille d'Angleterre. Là encore, un joli coup de chance et la première grande erreur stratégique d'Hitler. Pour autant, Churchill est complètement désespéré. La France capitule. Les Etats-Unis refusent d'entrer en guerre et même de vendre des armes à crédit aux Britanniques. L'Italie entre en guerre. L'URSS est du côté de l'Allemagne. Bref, Churchill est tout seul. Et tout seul, il va tenir bon jusque fin 1941. Pendant la Bataille d'Angleterre, puis la Blitz, qui va voir Londres harcelée par les bombes, Churchill va passer de la défense à l'attaque, surtout dans le Levant et en Méditerranée (et en Grèce pour son malheur). Grâce au déchiffrage des codes et à une ténacité franchement spectaculaire, le Royaume-Uni va plier mais ne jamais rompre. Sans Churchill, il est évident que jamais aucun politique sérieux n'aurait eu cette ténacité qui paraissait suicidaire, bien que soutenue par l'opinion publique, et aurait chercher à opérer à un compromis, ce que Hitler voulait d'ailleurs. En effet, le Führer souhaitait attaquer l'URSS tranquillement et offrir au Royaume-Uni la suprématie sur la mer. Mais Churchill ne le voudra jamais. En 1941, tout change. L'URSS entre en guerre contre l'Allemagne et les Etats-Unis de même après Pearl Harbour. Pourtant, alors que Churchill exulte, le pire est à venir. En effet, les choses vont mettre du temps à se mettre en place. Le Japon, sous-estimé par Churchill, va se rendre maître d'un huitième des terres émergées de la planète. Les Afrikakorps de Rommel vont prendre Tobrouk et contrecarrer l'avancée britannique en Afrique. L'URSS va perdre du terrain à l'est de manière spectaculaire et surtout, les Allemands parviennent à faire passer des cargos par la Manche au nez et à la barbe de Churchill. En 1942, tout va donc très mal et Churchill est même contesté au sein de sa propre majorité. Il faudra attendre 1943, la victoire d'El-Alamain, Stalingrad et le débarquement des Etats-Unis en Afrique du Nord ainsi que le retour de la France en guerre pour que la situation se renverse définitivement.


Bientôt, pendant et après la guerre, Churchill va devoir se rendre compte que ses alliés sont plus puissants que lui, alors même que la Grande Bretagne avait été la seule à tenir tête à Hitler jusqu'en 1941. Mais, comme la France, c'est une puissance qui va devenir moyenne face à l'immensité des alliés. Les Etats-Unis, au départ de grands alliés, vont se montrer de plus en plus impérialistes et vont préférer après la guerre la bipolarité USA/URSS à une tripolarité souhaitée par Churchill. Alors que Churchill et ses successeurs conservateurs comme Anthony Eden vont tenter de sauver l'Empire, les Etats-Unis combattront cet impérialisme au nom du leur. De la même façon, alors que Churchill s'allie avec Staline (après l'avoir critiqué ouvertement) car si Hitler avait attaqué l'Enfer, il se serait allié avec le Diable, l'URSS fait primer son intérêt, parfois grâce aux Américains. En effet, Staline n'aura de cesse que souhaiter l'ouverture d'un second front en France ce que Churchill a retardé au maximum pour des raisons plus ou moins avouables. Ce n'est que parce que les Américains ont poussé au Débarquement de Normandie que Churchill a fini par céder, alors qu'il préférait débarquer dans les Balkans pour éviter que les Russes ne libèrent ces pays là. Churchill avait donc été là aussi un visionnaire, car en débarquant en France, les Alliés laissaient à Staline l'entièreté de l'Europe orientale. Si Churchill est parvenu à "sauver" la Grèce, il sera obligé de sacrifier la Pologne malgré le courage des soldats et résistants polonais à Varsovie, laissés massacrés par Staline parce que Churchill soutenait un autre gouvernement. Après la guerre, Churchill sera le grand penseur du rideau de fer et souhaitera plus que tout, surtout après que l'URSS se dote de l'arme atomique en 1949, que les Nations Unies permettent une paix. Mais sa prophétie sur la guerre froide sera là encore juste. Là où, pour finir, Churchill sera un encore plus grand visionnaire, c'est que d'une certaine manière, il va prévoir le Brexit. Fervent impérialiste, la Grande-Bretagne ne doit pas être partie de la construction européenne, simplement une alliée à distance. Il n'y a rien de plus précieux pour lui que le Commonwealth, mais la décolonisation, ainsi que la guerre froide, verront son ambition impériale bientôt bafouée. Mais quelque part, le Brexit lui a encore une fois donné raison, sur le caractère profondément insulaire et anglo-saxon des Britanniques, plus intéressé par l'union des peuples de langue anglaise que par l'union des peuples continentaux. Un visionnaire vous dis-je.

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le 30 mai 2021

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