Je n'apprécie pas franchement la récente antienne "Ok Boomer" dégainée par les jeunes générations pour tourner en dérision les plus anciennes, qui sonne comme une accusation portée aux baby boomers de la dette écologique accumulée de manière irresponsable. Elle est inutile et indue puisque d'une part, les informations sur le dérèglement climatique n'étaient pas aussi diffusées qu'aujourd'hui, et surtout, tout le confort dont jouit cette jeune génération - et qu'elle craint de perdre - est précisément le produit du labeur de ses aînés. Nous n'avons donc surtout pas besoin d'ajouter une nouvelle division stérile.
Mais Bruno Durieux, "boomer" de 75 ans, nous tend avec cet essai une si longue perche que ce titre de critique m'est venu dès les premières pages, tant sa démonstration est médiocre, réchauffée, biaisée, teintée de mauvaise foi et parfois carrément indécente.


Pourtant je ne me considère pas comme un écologiste doctrinaire, plutôt comme quelqu'un qui s'est un minimum renseigné sur l'évolution du climat et consulté des études scientifiques, non pas seulement sur les projections cataclysmiques mais aussi les statistiques alarmantes des 30 dernières années sur la perte de la biodiversité, le réchauffement, la raréfaction des ressources naturelles, l'artificialisation des sols etc.. Quiconque accomplit ce petit travail de recherche, objectivement, ne peut être que très inquiet.
En outre j'aime le débat et recevoir la contradiction, et sur ce sujet précis je ne souhaite au fond qu'une chose, c'est être détrompé et rassuré. Je ne pourrai hélas pas compter sur la contribution de Mr Durieux. Bien au contraire cette pénible lecture n'a fait que renforcer ma préoccupation.


L'auteur a été à la tête de trois ministères sous Mitterrand, mais c'est surtout en tant qu'ancien maire d'une petite commune rurale de la Drôme pendant 25 ans qu'il dit s'exprimer. L'objet de sa démonstration est annoncé sans ambages : il s'agit, au fond, de prouver qu'en conservant le mode de pensée des entrepreneurs des 30 Glorieuses, en se fondant sur le triptyque sacré innovation/productivité/croissance, on peut sauver la planète, dont la situation ne serait d'ailleurs pas si terrible que ça, les choses allant déjà de mieux en mieux selon lui.


Pour introduire sa réflexion, il s'agit déjà de bien distinguer les gens sérieux et autorisés, les "environnementalistes", des "écologistes" fantaisistes et totalitaires :



L'environnementalisme est une discipline, une pratique, une culture, un humanisme. [...] Dans la seconde catégorie on trouve les écologistes et l'écologisme, une doctrine politique qui s'approprie l'écologie. [...] Ces militants qui plaquent sur la science écologique une doctrine politique, une idéologie, un intégrisme s'agissant de la deep ecology. [...] empirisme chez les uns, idéologie ailleurs.



Cette citation est au début de la première partie du livre. On constate d'emblée que Mr Durieux aime manier les nuances avec subtilité et évite les raccourcis faciles, comme par exemple passer de "politique" à "intégrisme" en un simple rythme ternaire.
Il poursuit :



Certains de ces courants ont logiquement soutenu la gauche écologiste et néocommuniste aux élections présidentielles de 2017.



"néocommuniste". L'ouvrage est à peine entamé et nous ne sommes déjà plus très loin des heures les plus sombres de notre Histoire. Avec des conséquences très vites terribles, qui impactent directement le quotidien des Français :



Les stylistes de la Fashion Week de Londres s'inclinent devant les militants des droits des animaux.



Les faibles lueurs d'espoir qui me restaient sur l'intérêt de l'essai s'estompent très vite : comme un aveu d'impuissance dans sa démonstration, l'auteur réalise l'exploit d'atteindre le point Godwin dès le premier quart de l'ouvrage : un paragraphe entier sur la divinisation de la nature, citations de Mein Kampf à l'appui, et un subtil rappel au passage qu’Hitler était végétarien. Aucun raccourci, que de la nuance, on vous dit.


Après cette courageuse mise en garde face à la dictature verte, l'auteur enchaîne et assène sans rougir :



Le parti écologiste [...] imprègne les esprits si profondément que, lors d'un vote politique utile, si on renonce le plus souvent à lui apporter son suffrage, on attend cependant du candidat du parti de son choix qu'il s'y montre réceptif. Croyant ou non, convaincu ou sceptique, ce candidat ne prendra pas le risque de perdre une élection par défaut de zèle écologiste. Il prend des engagements, jure et promet, et se voit obligé de rendre des comptes.



Avec une telle conception de la démocratie, je suis soulagé que cet ancien élu ne soit plus aux affaires !...


Sur le fond de la critique sur l'écologie, c'est malheureusement tout aussi inconsistant : Mr Durieux ne s'appuie des statistiques et des chiffres qu'à de très rares occasions (qui le desservent aussitôt, d'ailleurs), occulte la quasi totalité des phénomènes macro pour nous distiller ça et là des micro événements aussi rassurants qu'accessoires, contemplés par le petit bout de la lorgnette : telle rivière se porte mieux qu'il y a vingt ans, telle espèce animale particulière dont la population remonte, le reboisement de la France en fort développement (sans préciser qu'à l'échelle mondiale c'est l'inverse), etc. Toute son argumentation repose sur un amoncellement d'informations incomplètes et biaisées.
S'alarmer serait presque le lot de plaisantins, semble-t-il :



Quel sérieux reconnaître à l'ancien n°3 du gouvernement français, N. Hulot, ministre d'Etat dont le programme est de lutter contre la "sixième extinction" des espèces ?



Consternant.


Dans le même temps, de très belles actions sont entreprises, mais seulement du fait des "environnementalistes", jamais ces gauchos d'écolos :



les Français n'ont pas attendu la vague verte pour créer des parcs nationaux ou le Conservatoire du littoral.



(sans même réaliser qu'il se contredit au passage, puisque la création de ces parcs prouve bien qu'il y a des espaces et espèces en danger, ce que l'auteur relativisait quelques pages plus tôt).


Vient ensuite une partie sur les démentis des prédictions des écologistes. On aborde là des arguments déjà plus intéressants, puisqu'en effet une partie d'entre elles ne se sont pas réalisées comme annoncées, la faute à un raisonnement souvent repris qui consiste à prendre l'évolution des courbes selon les données du passé et à les prolonger dans le futur, sans tenir compte des innovations. Voici, selon Mr Durieux, ce qui s'est finalement passé durant ces dernières décennies, loin des sombres prophéties :



la croissance économique mondiale s'est poursuivie et s'est étendue aux pays en développement ; les pollutions reculent dans le monde développé et les pays pauvres rattrapent leurs retards ; la Révolution verte a évité les famines en Inde puis dans le Tiers-Monde ; les ressources naturelles n'ont pas manqué à la croissance ; les réserves en sont aujourd'hui plus élevées que jamais.



Deux remarques sur cette pépite de citation :
- si vous pensez qu'après une telle affirmation, Mr Durieux s'empresse de fournir des statistiques au sujet des "réserves plus élevées que jamais", vous pouvez repasser : nul besoin de démontrer que le problème du découplage est résolu depuis longtemps, comme chacun sait.
- Il faudrait expliquer à Mr Durieux que nous vivons dans un monde désormais globalisé et que hiérarchiser la pollution selon le développement des pays n'a strictement aucun sens. Dans le cas de la France par exemple, si l'on prend en compte ses importations, elle est loin d'être une bonne élève en matière environnementale. Comme l'a brillamment démontré Guillaume Pitron dans La Guerre des Métaux Rares, la pollution des pays riches n'a pas disparue, elle a simplement été délocalisée dans les pays en développement. Peut-être faudrait-il relocaliser en France les mines d'extraction de métaux qui composent nos smartphones et nos panneaux solaires pour que notre ancien Ministre le comprenne ?


L'auteur accumule ainsi les raisonnements en silo de manière parfois atterrante. Un merveilleux exemple, au sujet du cuivre dont la consommation explose :



Entre-temps de nouvelles technologies et de nouveaux produits auront rendu le cuivre inutile. Déjà, la fibre optique le remplace sur des millions de kilomètres de câble. Le destin le plus probable du cuivre est donc de rester pour l'essentiel dans les entrailles terrestres. Nous laisserons aux générations à venir des ressources dont elles ne sauront que faire.



On pourrait être en droit d'attendre un mot sur les nouvelles ressources naturelles à extraire pour réaliser cette fameuse fibre optique et remplacer le cuivre ? Notamment celles qu'on appelle à juste titre les "terres rares" ? Non. Fin du chapitre. Là encore c'est bien connu, le cloud ça vole dans l'air. Normal c'est du numérique, tout cela est virtuel et n'a aucune conséquence physique !


Dernière partie de l'ouvrage, la solution : c'est la croissance qui sauvera l'environnement. On pense à George W Bush en 2002, interrogé sur le réchauffement climatique : "economic growth is the solution, not the problem". Une idée pas vraiment nouvelle donc.
Comme beaucoup j'aimerais y croire, j'entamai donc ce dernier chapitre avec un regain d'intérêt. Las, un seul et unique argument est convoqué et rabâché : faisons confiance à l'innovation, comme on l'a toujours fait. Comme tout est à imaginer, il est impossible de faire des projections et d'y d'étendre des courbes existantes, puisqu'elle ne rendent pas compte du monde de demain.
L'auteur ne fait aucun état des multiples démonstrations qui ont prouvé que sa thèse surannée est fausse : tout le monde admet que l'innovation et l'amélioration de la productivité sont des causes indéniables du développement (l'auteur consacre d'ailleurs un paragraphe entier pour démentir le "c'était mieux avant" : complètement hors-sujet...). Mais en matière environnementale, le problème du découplage croissance PIB/consommation énergétique n'a encore jamais été résolu par l'innovation ! La hausse de la productivité s'est toujours faite au prix d'une hausse de la consommation d'énergie. Et les rares fois où un gain de productivité sur l'énergie est atteint, l'expérience montre qu'il est aussitôt annulé par le fameux effet "rebond" : dès lors qu'un produit requiert moins d'énergie, la seule conséquence constatée est qu'on produit plus (ou plus sophistiqué), et on se retrouve in fine avec la même consommation d'énergie, au mieux. L'exemple le plus parlant étant la voiture, qui malgré les progrès des moteurs en consommation est toujours plus bardée d'électronique, et au final consomme toujours plus.
Comme tous je souhaite qu'un jour le génie humain réalise cet impensable découplage, mais l'ouvrage n'esquisse pas le moindre élément de réponse incitant à y croire.
Rappelons d'ailleurs que la "transition" énergétique, pour l'instant, n'existe pas : les énergies renouvelables ne font que répondre (et encore, seulement partiellement) à l'augmentation de la consommation énergétique, mais sont loin de se substituer aux énergies fossiles existantes.


Ainsi Bruno Durieux, loin de me rendre méfiant des écologistes, aura plutôt réussi à m'en rapprocher. Pour prétendre, pour paraphraser Debord, "être jugé sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats", encore faut-il avoir sous le coude quelques faits d'armes à défendre, et un minimum de déontologie pour invectiver l'adversaire. Tant d'ingrédients dont Mr Durieux, sous ses airs de mandarin, m'a semblé totalement démuni...

Wlade
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le 3 janv. 2020

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