Etonnamment, cette pièce considérée en Allemagne comme un classique, étudiée dans les écoles, est quasiment inconnue en France. Ecrite avec les tripes, dans l’urgence – en à peine huit jours, par un jeune écrivain miné par la maladie au retour du front de l’Est où l’avaient conduit ses propos subversifs contre le régime hitlérien, elle exprime, dans une écriture brute très proche de l’oralité, sur un mode mêlant rêve, poésie et hyperréalisme, le désespoir et la révolte d’une génération maudite, celle des perdants d’une guerre que tous ou presque voudraient oublier à défaut d’assumer. Il est certes tentant de voir dans le destin du protagoniste principal l’écho des épreuves vécues par l’écrivain, mais cette pièce n’est pas vraiment autobiographique : elle expose la terrible réalité de tous ceux qui, rentrés au pays, découvrent en 1945 et dans les années qui suivent qu’ils n’ont plus de place dans cette Allemagne qui veut tourner au plus vite la page du nazisme et peine à acueillir ceux qui ne leur rappellent que trop un passé qu’ils veulent occulter, passé fait souvent de lâchetés et de compromissions qu’il vaut mieux refouler. L’auteur a sous-titré son œuvre Une pièce qu’aucun théâtre ne voudra jouer et que personne ne voudra voir, épousant ainsi la vision pessimiste de son héros rejeté de toute part. Dès sa diffusion sur les antennes allemandes, elle connaitra pourtant un succès fulgurant, tant elle se fait l’écho d’une vérité qui s’impose autant qu’elle dérange. L’auteur, exilé dans un sanatorium en Suisse mourra à la veille de sa première représentation mais son œuvre lui survivra comme un témoignage poignant sur l’absurdité des guerres ainsi qu’une réflexion sur le sens de la vie et la responsabilité individuelle.


Après un millier de jours passés dans un camp de Sibérie, Beckmann revient à Hambourg, épuisé, affamé, mutilé. Les horreurs qu’il a vécues ou dont il a été le témoin le font douter du sens de l’existence et l’égarent dans un onirisme aux contours incertains : c’est ainsi que, de tout ce que va vivre le héros, nous ne saurons jamais s’il s’agit de rêve ou de réalité. Dieu n’est plus qu’un vieillard impuissant sans réponse aux questions qu’on lui pose et dont tous se détournent. La mort rode, elle a pris l’aspect d’un fossoyeur ; c’est que sa moisson n’est pas finie : aux soldats tombés au combat, aux civils tués dans les bombardements succèdent désormais les sans-toit, les sans-grade revenus de l’enfer et dont personne ne veut, ceux devant qui toutes les portes se ferment, abandonnés au froid, à la faim, à la détresse, à la solitude. La femme du héros, fatiguée de trois années d’attente, lui a trouvé un remplaçant. Ses parents, accusés de sympathies nazies se sont donné la mort après la défaite. L’officier qui lui avait confié une mission suicidaire rechigne à endosser son rôle dans le désastre. Le directeur d’un théâtre refuse par lâcheté de lui donner la chance de crier ce qu’il a à dire, prétextant que la vérité ne se vend pas. Malgré la voix de son double optimiste qui lui dit de s’accrocher à la vie envers et contre tout, Beckmann ne rêve que d’une chose : aller se noyer dans l’Elbe. Mais le fleuve ne veut pas de lui et lui enjoint de poursuivre son chemin de croix. Alors le jeune homme va demander des comptes, tout en assumant sa propre part de responsabilité, car chaque jour on est assassiné, et chaque jour on assassine .


Beckmann, en effet, se découvre tout autant bourreau que victime : n’a-t-il pas, obéissant à des ordres absurdes et sanguinaires, envoyé ses hommes se faire massacrer ? N’a-t-il pas lui aussi pris dans un foyer la place d’un absent, contraignant ce dernier à se retrouver, tout comme lui, du mauvais côté de la porte ? A travers ses lunettes de masque à gaz qu'il ne quitte plus depuis la guerre, le héros porte sur les êtres et les choses ainsi que sur lui-même un regard acéré et lucide qui tranche avec les propos lénifiants de ses contemporains, si prompts à s’exonérer de leur part de responsabilité. Même si un profond désespoir le guette, même si la tentation de sombrer dans le néant l’envahit plus souvent qu’à son tour, même si au fond il se sent déjà mort au-dedans de lui, même si ses ultimes questions resteront sans réponse, il peut, sans complaisance aucune, regarder la réalité en face et assumer le poids de ses fautes : c’est ce qui, dans un univers désormais vide de sens, justifie son existence et lui confère sa dignité d’homme.

No_Hell
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Peut-être que si je range en 2019, je pourrai trouver de la place pour mes nouveaux livres ?

Créée

le 10 avr. 2019

Critique lue 366 fois

27 j'aime

45 commentaires

No_Hell

Écrit par

Critique lue 366 fois

27
45

D'autres avis sur Dehors devant la porte

Dehors devant la porte
Mrs_Diver
10

Comme une belle part de Käsekuchn, mais qui fait chialer au moins 1000 ans

Beckmann, elle a dit Beckmann comme elle aurait dit table, chaise, cuillère, jarre à biscuit, trombone à coulisse.

le 20 févr. 2021

Du même critique

Joker
No_Hell
10

Eloge du maquillage

Quelle claque, mais quelle claque ! C’est vrai, j’ai tardé à aller voir Joker, mais voilà : je sors de l’expérience éblouie, ébranlée, totalement chamboulée. Partie pour visionner un bon thriller...

le 23 déc. 2019

50 j'aime

35

Confiteor
No_Hell
9

Le mal, le chaos, la musique

Que reste-t-il de soi quand la mémoire irrémédiablement se désagrège et que la conscience de son être prend l’eau de toute part? Que reste-t-il quand des pans entiers de pensée s’effondrent dans...

le 24 juil. 2018

49 j'aime

53

L'Adversaire
No_Hell
9

Ce qui, en nous, ment

Certaines expériences de lecture sont particulièrement marquantes. C’est ainsi que je me souviens parfaitement des circonstances de ma rencontre avec L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Le hasard avait...

le 17 avr. 2017

49 j'aime

43