A travers le thème du Double, Otto Rank questionne l’origine de la croyance en l’âme. Il démarre tout d’abord son exposé en parlant du film Un étudiant à Prague et s’intéresse ensuite à la figure du double dans la littérature. Cela pourrait donner une lecture redondante, mais l’écriture de Rank est très fluide et agréable. *
Puis, on se délecte d’une courte biographie des auteurs évoqués le chapitre précédent, tous plus ou moins fils d’hystérique, tous enclin aux expériences voluptueuses transgressives, tous un peu fou… Cette décadence mélancolique des auteurs favoriserait un intérêt particulier pour le thème du double, avec un trait en particulier qui se retrouve aussi chez tous : la mégalomanie.

Après, nous changeons complètement de registre, et Otto Rank nous emmène dans milles anecdotes anthropologiques et mythologiques sur les thèmes de l’ombre, du reflet et des jumeaux, en se référant notamment à Frazer. Ainsi, on y apprend que l’ombre fût très longtemps considéré comme la représentation de l’âme et que de nombreuses croyances, plus absurdes les unes que les autres en découlent. Par exemple, certains peuplades ne sortent pas de chez elle à midi, car, le soleil étant à son beau fixe, aucune ombre n’est projetée, et l’absence d’ombre signifie une mort prochaine. Ou encore, si sa propre ombre tombe sur une sépulture ou un cadavre, on risque de mourir prochainement, alors tous les enterrements se déroulent la nuit. Un autre point qui corrobore tout ça : c’est de l’ombre du Seigneur sur le corps de Marie que naît Jésus « Le Saint-Esprit viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ». L’ombre a longtemps été le seul moyen d’avoir une représentation de soi. Le reflet a pris la suite, et amène alors le thème de Narcisse (on parlait de mégalomanie tout à l’heure, rappelez-vous). Sur le culte des jumeaux, on se rend compte de la bêtise naïve de nos ancêtres : une femme ne pouvait pas mettre au monde deux enfants (ou plus) du même père, la gémellité était signe d’infidélité. On croyait également que des jumeaux de sexe différent s’accouplaient dans le ventre de la mère, et cet inceste terrible était sanctionné par une mort directe. On retrouve aussi les jumeaux mythologiques et tout ce qui leur est attribué. Bref c’est très amusant à lire et profondément intéressant.

Avec toutes ces recherches, tant chez les “peuples primitifs” (oui, le texte est vieux, on peut y retrouver le paradigme de l’époque entre peuple primitif et peuple civilisé qui peut faire grincer des dents aujourd’hui) que dans les récits mythologiques anciens ou romanesques contemporains, Rank explique très bien la création de la croyance en l’âme. Par crainte de la mort, l’homme invente une division de soi en deux parties : l’une mortelle - le corps, l’autre immortelle - l’esprit (représenté donc notamment par l’ombre, le reflet ou avec l’imaginaire des jumeaux). La mort, ou le cadavre, n’est alors plus une finitude terrible mais un élan vers autre chose. Mais ce qui est d’autant plus intéressant, c’est de voir comment cette croyance a évolué :
“Au début, le Double est un Moi identique (ombre, reflet), comme cela convient à une croyance naïve en une survie personnelle dans le futur. Plus tard il représente aussi un Moi antérieur contenant avec le passé aussi la jeunesse de l'individu qu'il ne veut plus abandonner, mais au contraire conserver ou regagner. Enfin, le Double devient un Moi opposé qui, tel qu'il apparaît sous la forme du Diable, représente la partie périssable et mortelle détachée de la personnalité présente actuelle qui la répudie.”
“Avec le développement de l'intelligence chez l'homme et la notion consécutive de culpabilité, le Double qui, à l'origine, était un substitut concret du Moi, devient maintenant un diable ou un contraire du Moi, qui détruit le Moi au lieu de le remplacer.”
Le Moi antérieur renvoie à la croyance qu’une âme est transmise lors de la naissance d’un enfant : cet enfant est porteur d’une âme plus vieille que lui. Si l’histoire du double qui se transforme en diable vous intéresse plus particulièrement, je vous recommande pleinement la lecture d’Une histoire du diable de Muchembled qui a beaucoup éclairé ma lecture de ce livre ci.


Et que vient faire Don Juan dans tout ce bazar ?
“ce spectacle de l'enfer chrétien, tout chargé du sentiment du péché originel, nous serait devenu aussi étranger que tous les autres Mystères de l'Église médiévale, si un grand homme et qui était en même temps un grand artiste n'avait pas accompli ici le même acte de purification que Goethe qui, du sorcier d'un théâtre religieux de Marionnettes, a créé Faust, ou Shakespeare qui, des drames de ses prédécesseurs, a tiré Hamlet. Ces trois génies ont arraché au fatras parasitaire, qui l'encerclait de toutes parts, l'Éternel humain, et ont su l'exprimer dans des symboles impérissables.”
Otto Rank, qui a déjà travaillé sur la figure du héros, montre avec Don Juan qu’un héros a toujours besoin d’un double pour le faire exister - ici, ce serait son valet, qui anime la culpabilité non présente chez Don Juan. L’analyse y est forte intéressante et je la trouve très pertinente.
Et quelle surprise agréable quand à la fin de son ouvrage, Rank parle de la femme !
"Et nous voyons un nouvel aspect du problème se détacher en pleine lumière, qui jusqu'à présent était resté en dehors de notre champ d'observation : c'est le rôle de la femme. Jusqu'à présent il était question de la femme comme objet passif, mais il est très probable qu'elle a joué un rôle très actif dans le développement de la croyance à l'âme et dans celui du personnage de Don Juan."


Don Juan et le Double fut donc pour moi une lecture passionnante de bout en bout, abordant à la fois des tas de thèmes différents mais tous se rejoignant sur la croyance de l’âme (et donc la peur de la mort) et ses effets, et qui me conforte dans l’intérêt d’étudier des figures poétiques pour y trouver des traces significatives d’une civilisation.


Vous pouvez le lire en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/rank_otto/don_juan/don_juan.html
* http://www.senscritique.com/liste/Le_Double/769006
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le 6 févr. 2015

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