Cet énorme pavé poussiéreux trônait sur un rayonnage dédié à la philosophie dans la bibliothèque municipale de ma ville, et son titre m'avait happé avant que le livre ne me passionne tout à fait. Georges Minois s'est échiné à retracer dans une oeuvre d'érudition exceptionnelle toute l'histoire de l'athéisme de l'Antiquité à nos jours. Beaucoup de préjugés historiques et philosophiques circulent sur ce concept à un point tel qu'à la lecture de cette oeuvre, le lecteur découvre qu'il ne savait rien sur l'athéisme, et en même temps se voit confirmer en son for intérieur des intuitions et pensées profondes. Par l'analyse de centaine d’œuvres et auteurs, des enquêtes sociologiques de paroisses aux essais les plus ardus, l'auteur de ce livre a abattu un travail phénoménal qui me semble d'une importance capitale. Si la lecture est plutôt longue, ardue et parfois fournie, elle n'en est jamais ennuyeuse, et mêle des explications philosophiques claires avec des détails historiques et de nombreuses citations d'auteurs. D'abord, l'auteur éclaire la définition même de l'athéisme qui en fait n'est que récente au sens auquel on peut l'entendre aujourd'hui : la négation de l'existence de Dieu. A l'origine, le sens de ce mot a longtemps été dévoyé par les religieux de tout bord et a couvert un spectre nombreux de sens différents : l'hérésie, le panthéisme, le théisme, le déisme, le libertinage et l'agnosticisme. Ainsi, il ne faut pas regarder avec les yeux d'aujourd'hui la civilisation d'hier, qui ne connaît même pas le terme de "religion" et pour laquelle la doctrine n'est que la vérité, au-delà de laquelle l'athéisme n'est presque qu'un exploit de courage intellectuel tant elle paraît inconcevable. L'auteur met également fin à une idée reçue absolument tenace selon laquelle l'histoire serait une route de l'obscurantisme médiéval à un athéisme contemporain, il explique que l'athéisme est intemporel, qu'il est présent sous des formes différents même au VIIIème siècle, et que des phases de grande rationalisme alternent avec des phases d'irrationalité. Ainsi, il n'y a pas vraiment à opposer croyance et incroyance, puisque le spectre de l'état des conscience n'est pas résumable à deux pôles exclusifs, mais à des degrés différents de crédulité et de conscience. Souvent même, les doctrinaires religieux les plus intégristes fréquentent aux mêmes époques les athées les plus matérialistes. De plus, si les athées sont souvent atomistes, lecteurs de Démocrite, d'Epicure et de Lucrèce, ils sont loin d'être des dévergondés sodomites et hédonistes, comme ont essayé de le faire croire les propagandistes catholiques et luthériens. De plus, l'auteur met à jour une opposition entre un athéisme théorique, c'est-à-dire qui se pense et qui se conçoit avec un athéisme pratique, qui existe sans se penser dans l'indifférence, présente notamment au Moyen-Âge au sein du peuple lui-même. 

L'auteur commence par des études anthropologiques contradictoires à propos de l'aptitude de l'Homme du néolithique à développer ou non une conscience religieuse se caractérisant par l'idée d'une intentionnalité de la nature, appelée "mana", et d'une séparation entre le profane et le sacré. Loin d'être la partie la plus convaincante, le début du livre laisse la place aux fondements antiques de l'athéisme présent dans la Grèce Antique de manière massive, à côté d'un polythéisme faible, défendu par de nombreux philosophes dont le principal est évidemment Démocrite. Ce dernier est le premier scientifique à découvrir l'atome, à penser que l'univers n'a ni début ni fin, que le hasard a fait se former la vie, que tout est matière et que l'âme n'existe pas. Les athées grecs s'opposent aux religieux plutôt tolérants jusqu'en -432, date à laquelle un édit (celui de Diopeithos) condamne l'athéisme comme crime, car elle menace de manière grave les intérêts économiques des oracles. Bien que cet édit soit très peu appliqué, l'athéisme inquiète par son influence et sa grande logique quasiment scientifique, et Platon, l'inventeur de la religion et de l'idéalisme, spiritualiste et créateur du Monde des Idées qui servira de fondements à toutes les religions, exprimera son souhait d'envoyer les athées dans des camps de rééducation, pour qu'ils arrêtent de pousser les citoyens à la débauche et à l'immoralité (peu étonnant de la part de celui qui dans Gorgias invente l'idée d'un paradis dans lequel les bonnes actions de la vie présente sont récompensées). Si quelques penseurs seront exécutés ou bannis, la répression de l'athéisme ne sera jamais vraiment efficace et l'Antiquité reste une période où la crise de conscience perpétuelle est quasi omniprésente, raison pour laquelle (alliée avec la crise économique, sociale, culturelle et démographique) le christianisme s'est aussi facilement implanté. Evidemment, le nouvelle religion va réprimer l'athéisme et créer un étau sur les consciences, faisant régner une véritable théocratie au début du Moyen-Âge. Pourtant, on aurait tort de penser que l'athéisme est annihilé, puisque une partie non négligeable du peuple, dans des endroits particuliers et dans certaines paroisses, ne vont pas appliquer les règles religieuses et vont vivre dans une indifférence, un culte naturel avec des réminiscences païennes, parfois par des fêtes blasphématoires organisées par des prêtres eux-mêmes, notamment avec l'apparence des goliards. Le grand enjeu a été pour les théologiens catholiques de concilier la foi et l'exercice de la raison pouvant amener à l'athéisme sans s'attirer les foudres de leurs supérieurs et des doctrinaires les plus fervents. Pour cela, ils se sont inspirés de la pensée d'Aristote et de penseurs musulmans comme Averroès, et ont crée le concept de double vérité : une vérité pouvant être expliqué par la Raison étanche sans la remettre en cause de la vérité de la Foi littérale. Le ver est donc désormais dans la pomme. Parallèlement, des seigneurs sont ouvertement athées et critiquent, par des échanges avec la culture musulmane dominante, les trois religions qui seraient trois anneaux de stupidité. Cependant, avant le XVème siècle, l'athéisme reste minoritaire et très stigmatisé.


La date clef de l'émergence de l'athéisme est 1570. A partir de ce moment, l'incrédulité matérialiste, qui se confond encore avec un déisme ou un agnosticisme, commence à gagner la société dans son ensemble, notamment la noblesse et la bourgeoisie naissante, pendant que le peuple est de plus en plus gagné (les enquêtes paroissiennes le démontrent) par un athéisme pratique. Pour quelles raisons ? D'abord parce que les luttes religieuses sont extrêmement violentes, entre Catholiques et Protestants, et que dans ces luttes qui consistent à débattre du bien fondé de la religion, le résultat est que c'est l'incrédulité qui gagne, d'autant plus que l'intégrisme n'améliore pas les choses, et effraie plus qu'autre chose. Ensuite, la découverte récente d'une nouvelle géographie, de peuples athées, de religions différentes, alliée à la découverte scientifique donnant de plus en plus raison à Démocrite, se fracassent à la doctrine catholique refusant de se réformer et d'admettre un usage particulier de la raison. La redécouverte des textes antiques, l'émergence de la classe bourgeoise commerciale ouverte aux mondes et ce rigorisme violent et parcouru de schismes participent à une montée de l'athéisme perçu par les partisans de la Foi comme incompréhensible. Pourtant cela va métastaser la société et mener à trois grandes crises de conscience : des libertins baroques aux rationalistes cartésiens et spinozistes, pour en arriver aux Lumières, entre 1570 et 1720. Georges Minois met également en valeur le fait que le Grand Siècle de Louis XIV, sous ses allures de siècle catholique, cache une incroyance grandissante, notamment à cause de la querelle janséniste, protestante et de l'accroissement des faux dévôts. D'ailleurs, Le Roi Soleil dira lui-même qu'il préfère un athée à un janséniste, preuve que cela ne l'effraie pas outre mesure. Ainsi, pour l'auteur, l'anticléricalisme et la déchristianisation survenus pendant la Révolution Française ne sont pas si surprenants que ça, et selon lui cela couvait depuis déjà deux siècles. Il pointe la responsabilité d'une Eglise incapable d'utiliser la raison pour elle-même, et qui condamne toute tentative d'explication rationnelle de la Bible ou toute perspective historique, même déiste, du monde, sous prétexte qu'elle pourrait mener de près ou de loin à l'athéisme : erreur qui lui sera fatale. Le livre termine sur des conceptions athées que l'on connaît mieux : Hegel, Feuerback, Marx, Nietzsche, Freud et Schopenhauer, et il ne convient pas de les développer davantage. L'intérêt supérieur du livre de Georges Minois est la focalisation qu'il commet sur celui qui est pour moi un des plus grands philosophes de l'athéisme, dont la portée a été altérée par Voltaire : l'Abbé Meslier, qui dans son Testament de 1723, et ayant été prêtre sans histoire toute sa vie, confesse son manque de foi, annonce son athéisme matérialiste, estime que la religion n'est qu'une invention sociale de domination et que Jésus n'était qu'un fou. Il ajoute également que le monde éternel, que le hasard nous gouverne et qu'il n'existe pas de condamnation et de jugement dernier. Qu'un homme aussi incroyable, à la vie si forte, puisse dire une chose pareille est purement et simplement fou, d'autant plus qu'il faut une force de caractère puissante pour affirmer être athée dans un monde ultra-religieux. L'homme, comme tant d'autres membres du Clergé, cachait son scepticisme, et défendait le pauvre contre les seigneurs, dans la peur du bûcher où certains de ces athées finissaient parfois. Personne ne pouvait le soupçonner de duplicité : combien d'autres Meslier prêchaient dans les paroisses, sans avoir eu le courage de copier trois manuscrits de 1200 pages à la main ? Le lecteur découvre également d'authentiques penseurs matérialistes athées comme d'Holbach et La Mettrie qui sont trop peu ou mal connus.


Le livre est tellement long et complet que sa synthèse ne peut être que partielle, et il n'a été effleuré ici qu'un 1% de son contenu. Pourtant, le livre semble important pour comprendre notre époque qui, si elle est athée pratiquement, connaît une grande crise d'irrationalité, à de nombreux égards : islamisme, protestantisme exacerbé infiltrant le laïc, chute de la raison par la théorie du complot et autres émergences de théories scientistes et paramédicales, ésotériques et autres chimères. Peut-être la redécouverte de Démocrite, de Lucrèce et de Meslier, ce grand curé des Ardennes est-elle urgente ? En tout cas, Georges Minois est là pour nous inonder des Lumières passées de la Raison, en espérant que leurs gloires un jour ressurgissent.

PaulStaes
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le 9 mai 2018

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