L'Art de perdre
8.2
L'Art de perdre

livre de Alice Zeniter (2017)

Tant de choses semblent si pleines d’envie d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre


La vie de mon grand-père (…) si on pouvait la regarder au travers de ses paroles et bien on distinguerait deux silences, qui correspondent aux deux guerres qu’il a traversées. La première, de 39-45, il en est ressorti en héros et alors son silence n'a fait que souligner sa bravoure et l’ampleur de ce qu’il avait eu à supporter. On pouvait parler de son silence avec respect, comme d’une pudeur de guerrier. Mais la seconde, celle d’Algérie, il en est ressorti traitre et du coup son silence n’a fait que souligner sa bassesse, et on a eu l’impression que la honte l’avait privé de mots. Quand quelqu’un se tait, les autres inventent toujours et presque chaque fois ils se trompent (…)



Il est parfois insurmontable d’évoquer ce qui fait honte ou ce qui fait souffrir : beaucoup choisissent alors d’enfouir au plus profond d’eux-mêmes les épisodes douloureux qu’ils voudraient oublier. En 1962, après les accords d’Evian, Ali a dû abandonner son village natal perché dans les montagnes kabyles à deux pas des gorges de Palestro, de sinistre mémoire. L’Algérie, il sait qu’ il n’y retournera plus et refuse désormais d’en parler. Cet ancien paysan pauvre devenu, grâce à un destin propice, un chef de clan opulent et respecté a été contraint malgré lui de choisir son camp et il a mal choisi. L’histoire est écrite par les vainqueurs et Ali n’est plus à présent qu’un paria parmi les siens, un traitre recherché par le FLN. Contraint à la fuite, il rejoint Alger où il s’embarque avec sa famille pour la métropole. Mais la France ne sait que faire de ces Français musulmans , désignés, parfois improprement, sous le nom de harkis : Ali, sa femme Yema et leurs enfants seront parqués pendant de longs mois dans un camp de transit à Rivesaltes, puis dans un hameau forestier à l’écart de tout avant d’atterrir dans une HLM à la périphérie de Flers, en Basse-Normandie.


La stigmatisation, la mise à l’écart, le travail abrutissant à l’usine, c’est tout ce que peuvent espérer ces citoyens de seconde zone. Pour Ali, le plus dur n’est pas seulement d’avoir dû laisser là-bas sa terre et sa fortune : il souffre avant tout d’avoir perdu son prestige, notamment aux yeux de son fils Hamid qui voit s’effondrer la figure paternelle, incapable de le protéger contre le racisme et les préjugés ambiants, de lui transmettre des valeurs dans lesquelles il puisse croire. Alors l’adolescent se révolte ; il tourne le dos à son clan et à tout ce qui faisait son identité : il abandonne la religion, oublie peu à peu sa langue maternelle, se fait des copains français, monte à Paris, obtient un emploi dans l’administration, rencontre Clarisse. Mais ses nuits sont hantées de cauchemars au cours desquels il revit les atrocités de la guerre. Ce passé trop douloureux, le traumatisme de son enfance et même le pays d’où il vient nourrissent les silences qui l’isolent trop souvent des siens.


Etouffée par ces secrets de famille, Naïma aimerait comprendre : quels actes terribles a donc commis son grand-père Ali, qu’elle n’a pas connu, pour devoir fuir l’Algérie à l’Indépendance ? Pourquoi son père refuse-t-il obstinément de lui parler de son enfance, ni même du pays d’où il vient ? La question des origines la taraude, surtout depuis les attentats : elle qui pourtant se sent complètement "intégrée" se voit contrainte d'endosser aux yeux des autres une identité qui n’est pas la sienne en se référant à une culture dont elle ne connait rien. Alors, lorsque son travail lui donne l’occasion de découvrir le pays, de prendre le bateau pour faire le chemin inverse de celui que ses grands-parents ont accompli, elle n’hésite pas longtemps. Mais découvrir ses racines suffit-il pour se forger une identité, pour savoir qui on est vraiment ?


Si Hamid et sa fille ignorent des pans entiers de l’histoire familiale, ce n’est heureusement pas le cas des lecteurs du roman. Une narratrice extérieure mais qu’on sent infiniment proche de la jeune Naïma "comble les trous", nous racontant avec une humanité non dénuée d’humour l’histoire des protagonistes, faisant vivre une kyrielle de personnages : les frères d’Ali, la ribambelle des cousins, les habitants du village tant Français qu’Algériens… Ce dédoublement narratif permet de ne pas se focaliser uniquement sur la quête de sens de la jeune femme mais également de dresser une fresque historique humaine, attachante, qui questionne sur les fondements de notre identité et sur notre part de liberté dans la construction de celle-ci, loin des fantasmes et des représentations mythiques dont il faut pouvoir transcender la perte.



Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître



Tant de choses semblent si pleines d’envie



D’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.



Elizabeth Bishop


No_Hell
8
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le 25 févr. 2018

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No_Hell

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