Au moins deux éditions de ce livre écrit à quatre mains sont référencées sur le site (Retirée depuis…), mais c'est celle-ci qui devrait être enrichie des commentaires de ses lecteurs, parce que la photographie qui hante sa couverture en fait un objet sinistre et beau, et parce qu'elle prolonge le silence imposé par cette évocation terrifiante.
Il en est allé de même pour les victimes de l'extermination nazie: Avant leur entrée définitive dans les forges de l'enfer, l'administration de l'hécatombe tient à identifier et répertorier ceux qu'elle entend détruire dans le souci du rendement.
Le portrait anthropométrique et son immatriculation, résumé d'un individu géré comme un emballage récalcitrant, comme un moyen idéologique.
Mais aussi témoignage muet et persistant, par lequel s'expriment les états nuancés d'un visage épuisé face à ses tortionnaires. Une personne encadrée sur les dernières marches de l'infamie qui lui est infligée comme à des millions d'autres.
Non sans ironie, ces photographies rendent leur identité aux disparus et contrarient le projet génocidaire; cette photo en particulier prend les dimensions d'un hommage posthume, rendu au cas tristement exemplaire d'une jeune femme suppliciée plus longtemps que la plupart de ses compagnons anonymes.
Au long de cette lecture révoltante et jusqu'à son terme, il sera difficile de ne pas scruter ce regard lucide et durci par le désespoir, comme pour y déceler un supplément d'évocation un peu morbide, et tenter d'identifier la terreur absolue que doit inspirer l'expérience d'une telle sauvagerie et d'une telle froideur.
Réflexe empathique bien naturel mais sans doute vain, quelques soient les qualités réunies par le témoignage qui tente de décrire l'indescriptible.


Avec les moyens du cinéma puis ceux de la littérature, Rithy Panh amorce cependant une traduction des évènements auxquels il survécu enfant, entre 1975 et 1979.
Quatre années comme un puit noir dans la chronologie de l'humanité aussi bien que dans la sienne, au cours desquelles deux millions de personnes seront assassinées au nom d'une idéologie impossible, et parmi eux tous les membres de sa famille.
Les pages les plus bouleversantes du livre leurs sont peut être consacrées, et l'intimité de leurs cas particuliers démontre la vacuité sidérante du système qui a engendré leur mort misérable, anecdotique, dans l'indifférence cauchemardesque des charniers. Nécessité collatérale, ou close organique, selon le parti du pire des mondes possible.
Ceux qui comme l'auteur ne sont pas morts restent hantés par les souffrances intolérables et la tristesse infinie, et de fait, toutes les victimes de l'Angkar ne sont pas encore mortes.


« Ainsi, après trente ans, les Khmers rouges demeurent victorieux : les morts sont morts, et ils ont été effacés de la surface de la terre. Leur stèle, c’est nous (…)"
Conclut Rithy Panh dans un entretient récent.


Trente ans plus tard aussi, le droit pénal international s'impose mollement aux acteurs vieillissants du massacre total, et les auditions qui se succèdent sous la contrainte d'une réconciliation nationale échoueront à expliquer leurs comportements inhumains. Tel n'est pas le propos que la cour entend clarifier, cependant qu'un constat s'impose ici comme dans les camps de la mort ou les collines du Rwanda:
Ce ne sont pas les plus éduqués qui consentent au bilan comptable de leurs méfaits, ceux-là s'abritent encore derrière l'idéologie qu'ils servaient, et qui fournissait le cadre légal à leurs boucheries. L'instruction et la culture de ces hommes toujours hautains ne les ont pas rendu meilleurs ou plus empathiques, mais plus efficaces.
Les exécutants du camp S-21, dans lequel périrent au moins 12 000 personnes préalablement écrasées sous la torture, étaient des paysans pauvres et analphabètes, endoctrinés par ses intellectuels dès leur enfance et pressurés par l'exercice de la terreur:


« A S21, le travail c’est tuer après avoir obtenu des aveux. [...] Si tu ne tues pas, on te tue. C’est la règle. […] Ainsi, on peut transformer un être. Ce légalisme paradoxal, ce mélange de pouvoir et de terreur, est dévastateur. »
Relève l'auteur au terme des entretiens qu'il conduisit auprès de ces damnés vidés de leur histoire et lavés de toutes passions, qui enchaînaient les journées de travail machinalement, dans un état de stupeur permanent.
Des entrevues qu'il obtint également de Duch, le directeur consciencieux du centre S-21, Rithy Panh retire ceci:
"Détruire le corps ne lui suffisait pas, il lui fallait détruire l’identité de ses victimes en leur faisant confesser des actes qu’ils n’avaient pas commis et auxquels, à force de torture, ils finissaient par croire."


Dès lors, pénétrer dans cette "institution" garantissait la fosse commune pour seule échappatoire, mais encore ce droit n'était-il consenti qu'au terme d'implacables périodes de tortures physiques et mentales, méthodiquement formalisées pour souscrire au cadre inamovible de l'idéologie totalitaire. Un lavage de cerveau à marche forcée, bon pour un sauf-conduit vers une mort antidatée.
Ces aveux produis en série contribuent à enraciner l'idéologie de l'Angkar, le parti omnipotent des Khmers Rouges, fondé sur l'apparente absurdité des protocoles standardisés qu'il met en place. Une absurdité qui démantèle toutes les strates de l'ancienne société bourgeoise individualiste, et qui participe du projet de déshumanisation auquel les Khmers Rouges confient l'avènement de "l'ancien peuple", soit les paysans exploités par les élites séculaires, la masse collective et laborieuse qui est la véritable moelle silencieuse de la patrie, du parti, de l'idéologie au pouvoir.


Tout est d'abord pensé et planifié, pour être formalisé.
Application méthodique d'une doctrine absolutiste nourrie des terreurs de la révolution française et argumentée sur la foi d'une lecture abasourdie des théories communistes. Le projet des Khmers Rouges est global, il définit toutes les séquences d'un anéantissement programmé:



  • Éviter les paniques collectives en déportant la totalité de la population citadine dans les champs, et la mettre aux travaux forcés dans le dénuement le plus absolu, du jour au lendemain.

  • Briser les liens entre les individus, leur ôter leur nom, leur famille, leur passé. Les abrutir dans le labeur et la peur de mourir. En faire des bêtes de somme.

  • Entretenir le manque et même la famine. Peut être la forme la plus silencieuse et la plus atroce de l'épuration. « La faim est la maladie la plus influente » proclame l'Angkar.

  • Assommer les gens sous le poids d'un système concentrationnaire incompréhensible et profondément arbitraire.

  • Oblitérer l'Histoire et la culture. C'est l'année zéro, rien n'a existé, et rien n'adviendra jamais plus. Si ce n'est la gloire du parti, et son éternel ennemi intérieur.

  • Tordre la pensée en appauvrissant le langage, en le pliant aux strictes besoins de l'idéologie rationnelle.


Ce dernier commandement ressemble au motif récurent des totalitarismes, qui débouchent invariablement sur la mise en place d'une organisation de l'élimination que les mots peinent à saisir: Pogroms, solution finale, Shoah, Holocauste, Samuradipen, génocide, épuration… Le langage ordinaire intègre encore difficilement pareille volonté de destruction systématique et bureaucratiquement organisée.
Aussi lorsque les Khmers Rouges entrent dans Phnom Penh, leur lexique est déjà opérationnel, et le mot "kamtech" figure aux premières entrées de leur bréviaire démentiel:


« Les Khmers rouges forgent le mot ’’kamtech’’, que je demande à Duch de définir ... Duch est clair : kamtech, c’est détruire pour effacer toute trace. ’’Réduire en poussière’’ (…). La langue de tuerie est dans ce mot. Qu’il ne reste rien de la vie, et rien de la mort. Que la mort elle-même soit effacée. »


L'idéologie s'affirme en vidant les mots de leurs nuances et en formant de nouveaux concepts. Elle ne s'exprime qu'au moyen de terminologies.
La propagande opère simultanément, dans la répétition abrutissante de slogans définitifs et agressifs:
« Pour battre l’ennemi extérieur, il faut d’abord détruire celui de l’intérieur »
« A te garder, on ne gagne rien. A t’éliminer, on ne perd rien »
« L’Angkar est le maître du territoire »
« L’Angkar ne fait jamais d’erreur »
« L’Angkar est tout »

Une philosophie du malheur, inépuisable et désespérément pauvre, car elle devient l'unique enjeu de la parole, et en définitive de la pensée.
Il peut sembler puérile et même indécent d'associer ces constatations aux "fantaisies" d'un roman de fiction, mais il est difficile de ne pas penser que durant quatre années, et avec quelle rapidité, l'anticipation glaçante d'Orwell soit advenue au Cambodge.
L'Angsoc, le parti totalitaire du roman, s'assure lui aussi du contrôle des esprits par le langage, et fait le même usage de sentences hostiles à la raison:
LA GUERRE C'EST LA PAIX
LA LIBERTÉ C'EST L'ESCLAVAGE
L'IGNORANCE C'EST LA FORCE


Le pire n'est plus à imaginer, et n'a d'ailleurs pas attendu les Khmers Rouges pour se manifester, or l'entreprise génocidaire, quelque soit le visage (l'idéologie) qu'elle adopte, doit être éprouvée sinon par la justice, du moins par la littérature.
C'est ce qu'entreprennent les deux auteurs de ce livre, qui s'ajoute à l'édification d'une conscience collective avertie des plus terribles expressions de la "nature humaine". Il dessine aussi le portrait d'un rescapé hanté par les morts mais bien vivant, qui questionne, décortique et analyse ces années terribles.
C'est la contribution discrète mais obstinée de Christophe Bataille, qui place l'expérience de ce narrateur effacé et lucide au centre de l'évocation, et rend compte d'un patient travail de mémoire personnel et, hélas, universel.


Un livre très dur, nécessaire et édifiant, dont on ressort profondément abattu.

Gauche-a-Droite
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le 26 avr. 2014

Modifiée

le 27 avr. 2014

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