Ce qui est dangereux, c’est ce grand cadavre mort du monde moderne.
Charles Péguy.



L'utopie du socialisme de l'union soviétique a conduit à des drames absolument terrifiants.C'est ce que tente de nous rappeler Nicolas Werth au travers de son petit essai : L'île aux cannibales. Entre 1930 et 1933, le gouvernement communiste, sous la direction de Staline et de son ministre de l'intérieur Iagoda, a tenté de purifier les villes du pays des populations marginales, pauvres, inutiles économiquement et "socialement nuisibles" mais aussi de procéder à une dékoulakisation violente de l'ensemble des campagnes du pays.


Ces "déplacés spéciaux" saisis par la police étaient envoyés par wagons entier, sans aucune forme de procès et de manière quasi aléatoire, dans l'ouest sibérien dans des "zones poubelles" où la nature hostile (froid, faim, no-man's land, marécage, terres infertiles) les accueillait à bras ouvert. L'idée de l'OGPU (direction politique de l'URSS) était de se débarrasser des éléments polluants les vitrines du socialisme. Qui était ces gens déportés ? Tout le monde et personne à la fois. Le criminel récidiviste, le voleur, l'opposant politique, le quidam qui sort chercher son pain et qui a oublié ses papiers à la maison, la vieille dame qui vit de ses maigres rentes, le paysan (koulak) qui possède un peu de terre et trois chevaux, l'ouvrier au chômage, le trader en finance, femmes, enfants et même (et à de nombreuses reprises) des membres du parti communiste de l'époque... C'est pour dire l'arbitraire total de ces arrestations massives car on parle certes de 5 000 - 6 000 personnes pour la fameuse "île aux cannibales" mais d'un total d'environ 800 000 personnes déportées de 1930 à la seconde guerre mondiale.


Une fois déporté, ces individus étaient, selon le "plan grandiose", pris en charge par les régions d'accueil et les membres du parti localisés sur place pour établir des villages de travail afin de mettre en valeur ses bouts de territoires éloignés et inexploités. Le travail de Nicolas Werth, directeur de recherches au CNRS, spécialiste de l'histoire de l'URSS, est de montrer comment se processus élaboré dans des bureaux à Moscou, soumis à des quotas et des résultats a engendré des catastrophes humanitaires sans précédent au point d'évoquer un mécanisme de décivilisation à grande échelle. Car contrairement aux prévisions de l'OGPU, les régions n'avaient pas les moyens matériels et sanitaires d'accueillir un si grand nombre "d'éléments déclassés". Ces gens étaient livrés à eux-mêmes dans les immensités de la taïga sibérienne où le premier village se trouve à 900 km.



A Nazino, l'utopie modernisatrice d'une ingénierie sociale purificatrice et civilisatrice parfaitement maîtrisée fit paradoxalement remonter à la surface tout un nœud d’archaïsme. En ce sens, cet épisode fut à l'image du projet stalinien - et de sa réalité- dans son ensemble.



Je ne rentrerai pas dans les détails, le titre du livre est assez révélateur et n'est pas un attrape-couillon qui joue la corde du sensationnalisme. La barbarie et l'horreur ne fut pas l'apanage du nazisme. L'auteur évoque avec précision le cannibalisme devenu moyen de survie courant à Nazino et la manière dont le gouvernement russe feignait de ne pas voir la déplorable réalité ou comment il rejetait cruellement la faute sur les responsables locaux.



Sur l'île de Nazino, l'homme a cessé d'être un homme. Il s'est transformé en chacal.
Velitchko (instructeur-propagandiste soviétique)



Des centaines de milliers de morts sont à déplorés parmi ces hommes, femmes et enfants. N'oublions jamais ce que fut l'URSS de Staline et l'utopie communiste au pouvoir.


Nicolas Werth en 210 pages (sans les nombreuses notes) dépeint avec une forme d'objectivité remarquable ce processus d'élimination progressive des "éléments socialement nuisibles" selon les termes employés. La lecture est ardue car ponctuée par de nombreux chiffres et pourcentages. On a le sentiment de lire un tableau Excel sur plus d'une centaine de pages... Certainement une forme d'hommage à la bureaucratie soviétique qui était friande de chiffres et de statistiques en tout genre. Toujours est-il que l'historien reste très proche des sources (c'est une qualité) mais le livre ne dégage aucune personnalité. Il n'y a que dans la conclusion et l'épilogue que la voix de Nicolas Werth se fait enfin entendre. Tout le reste est une retranscription froide de l'histoire et du fonctionnement de ces "peuplements spéciaux". Froide mais pas dénuée d'intérêt car l'historien se fait témoin et non idéologue. Fait rare dans ce métier il faut l'admettre. Je mets une note moyenne car pour moi seule la conclusion et l'épilogue (soit une trentaine de pages) m'ont réellement satisfait. Édifiant en tout point malgré une écriture parfois ennuyeuse.

silaxe
6
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le 13 nov. 2017

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