Je m’étais bien sûr plus ou moins représenté ce que devait être la silhouette de ma femme, et elle s’avérait conforme à ce que j’avais imaginé. Mais ce qui dépassait de loin mon imagination, c’est la pureté de sa carnation. La plupart des êtres humains ont quelque part sur la peau une tache même insignifiante, ne serait-ce qu’une ombre mauve ou bleutée, mais j’eus beau scruter minutieusement tout le corps de ma femme, je n’en découvris nulle part. Avoir atteint l’âge de 45 ans, avoir même accouché durant ce temps d’une fille, et avoir réussi à préserver sa peau de toute cicatrice, de toute tache !



Et c’est ainsi qu’un respectable professeur d’université, ayant largement dépassé le demi-siècle, découvre, pour la première fois depuis plus de 20 ans de mariage, la beauté physique d’une épouse enfin offerte à son regard.


Son cœur s’emballe tandis que la dénudant avec fièvre, il projette sur le corps abandonné et inconscient, la lampe fluorescente qui va réaliser son fantasme : exposer sa femme entièrement nue à la lumière du néon et se repaître enfin, la nuit durant, de cette chair immaculée livrée à son désir.


Penser que ce corps, inanimé en apparence, se laissait manipuler comme un cadavre, mais qu’en réalité il avait une pleine conscience de tout ce qui se passait, procurait à l’époux un plaisir indescriptible.


Ah, l’enivrer encore, se livrer sur elle à tous ces jeux érotiques que l'éducation traditionnelle qu'elle avait reçue, lui faisait trouver tout à la fois
«inconvenants, dégoûtants voire répugnants», comme promener sa langue sur ses superbes jambes, embrasser son aisselle jusqu’à plus soif en la dévorant des yeux, voilà ce que l’homme éperdu, en proie à une excitation démesurée, ne cessait de se répéter, fier de cette vigueur retrouvée qui domptait avec une puissance certaine la sensualité de sa femme.


Sensualité effrénée de celle-ci, qui lui faisait aimer violemment un mari qu’elle détestait pourtant à la folie, ne supportant pas la vue de son visage glabre et sans lunettes, « blafard comme celui d’un cadavre, au grain de peau lisse comme de l’aluminium. »


Mais plus elle le haïssait, plus elle l’aimait, ce petit homme malingre rongé par le désir, et si plein de passion pour elle qu’Ikuko, ne pouvait s’empêcher, en l’emmenant dans le monde de la volupté, de s’y perdre, elle aussi, l’observant alors, non sans méchanceté, haleter au bord de la folie, tandis qu’il s’évertuait à combler les appétits charnels insatiables d'une femme au tempérament de feu chez qui la luxure le disputait à la pudeur.


Un récit, on l’aura compris, qui se place délibérément sous le signe de la perversité, physique tout autant que cérébrale, chacun des deux protagonistes confiant à son journal intime, qu’il feint de dissimuler à l’autre, les détails de sa vie conjugale, une façon de pimenter encore ces étranges jeux sexuels.


Comment, dès lors, ne pas comprendre que ce roman ait pu choquer les lecteurs à sa parution en 1956 ?


Un mari vieillissant qui sent faiblir son désir, mais veut pourtant satisfaire sa jeune femme dotée d’un « organe absolument exceptionnel », un homme qui demeure éperdument amoureux de son épouse, mais dont la perversion va jusqu’à profiter de l’ébriété occasionnelle de celle-ci, pour assouvir, durant ce sommeil à demi feint, certains fantasmes qu'elle lui refuse depuis toujours.


En outre, sur le puissant stimulant érotique que représente ce corps nu livré à son regard, vient s’en greffer un autre, absolument imparable : la jalousie.
Le jeune Kimura, familier de leur fille Toshiko, qu’il est censé courtiser, n’est pas indifférent en effet aux charmes de sa future belle-mère, une attirance réciproque que le mari va cultiver, favorisant le rapprochement de sa femme et du jeune homme pour mieux aiguillonner son propre désir sexuel.


Et la perversion atteint son apogée quand on s’aperçoit du rôle plus que trouble de Toshiko ; en favorisant le rapport adultère de sa mère avec Kimura, c’est une relation par procuration qu’elle vit avec le jeune homme et par ailleurs, comme si elle voulait se « venger » de ce père, qu’elle juge par trop libidineux, elle lui assène, alors qu'il est très affaibli, et avec une joie mauvaise, le coup fatal : les mots on ne peut plus durs de sa mère, consignés dans le journal que la jeune fille est allée chercher, à savoir le dégoût qu’Ikuko éprouve pour son mari et le plaisir physique que lui procure son jeune amant.


«Me voici las des chairs tristes et des pages ordinaires. Ici le mot est sans limite.
Ici la clé ouvre sur des songes flottants et des tabi parfumés.»


Un court récit qui entre fantasmes et faux-semblants explore le vaste domaine de la sexualité, l’un des thèmes de prédilection de Tanizaki restant sa fascination pour la beauté féminine, laquelle peut amener l'homme à n'importe quel avilissement : devenir volontairement esclave d'une ravissante créature qui se transformera ainsi en femme dominatrice, mue par son seul plaisir, sa seule jouissance, et, comme c’est le cas dans cet ouvrage, mènera son époux à sa perte.


Moraliste sans morale, obsédé par la beauté féminine, la blancheur des corps et la noirceur des pulsions, Tanizaki se penche sur la perversion des êtres, lui pour qui «l’enfer est une vertu» et déclare, misant tout sur le pouvoir de la fiction :
« La véracité des êtres est dans le mensonge », conclusion pour le moins pessimiste, quoi que…

Aurea

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