Un chant dans lequel semble se tordre un cri

Il y a un nom, hantant les bibliothèques, terrifiant les libraires, faisant mourir le sourire sur les lèvres des pédants, ignoré par les étudiants, murmuré par quelques lettrés croupissants derrière les murs capitonnés d'un asile. Un nom qui fait frémir quiconque se targue d'avoir une culture littéraire solide. Ce nom, c'est la Légende des Siècles. Le fameusement obscur pavé de Victor Hugo, suite de poèmes hermétiquement abscons racontant dans le désordre l'histoire symbolique du monde. On peut comprendre qu'il fasse reculer les âmes sensibles, tant sa réputation de long hors-sujet indéchiffrable est établie. Aussi, plus d'un de ceux qui croisent son chemin dans les rayonnages préfèrent contourner sa masse plutôt que de se lancer à l'assaut de cet Everest cryptique.
C'est chouette, j'ai toujours su que je valais mieux que tout le monde, mais en plus maintenant je peux le prouver !


Victor Hugo a fait un rêve : le Mur de l'Histoire lui apparaissait ! Gigantesque, sombre, orné de fresques et d'inscriptions, dont seulement certaines déchiffrables par l'auteur. C'est cette vision que l'auteur décrit, avec sa pauvre perception de mortel français du XIXème. Cette métaphore donnera le ton du reste du récit. On ne raconte pas ici l'histoire encyclopédique, mais l'histoire fantasmée, épique, celle des images d’Épinal, reflets des époques et des croyances. Et comme l'auteur n'a pas accès à l'intégralité de la muraille, ainsi s'explique que certains âges ou continents soient laissés de côté, tandis que d'autres, ceux connus par Hugo, sont abondamment traités.
Et malgré cette limitation, la première chose qui surprend est sans doute la diversité des thèmes. Victor Hugo ne parle pas de tout, mais l'étendue des sujets abordés laissent tout de même songeur. D'un remake du mythe de Prométhée, on passe à une histoire de chevalier errant en europe orientale, pour ensuite décrire le destin de Edmond Haley, de la comète du même nom. Vient ensuite une chanson de marins, à qui succède le récit étonnamment respectueux de la mort de Mahomet, puis une rap-battle entre les sept merveilles du monde. Et c'est loin de s'arrêter là. Tel souverain mythique est exalté ou jugé, une figure biblique apparaît, une ode succède à un anathème, une chanson de marin à une réflexion philosophique. Tout, tout, vous saurez tout sur Zim-zizimmi, Roland, Eylau, Ratbert, Canut... Hugo vise une universalité, incomplète, mais présente, pour donner aux différents sujets l'ampleur nécessaire. Cet exercice va jusqu'à la pluralité des opinions, Hugo n'hésitant pas à se contredire d'un poème à l'autre, où à faire trois pages techniquement et lyriquement parfaites remplies d'arguments et d'images saisissantes pour finir par « ainsi parlaient les idiots », et de repartir pour cinq autres pages d'avis contraires, toujours brillamment exprimé. C'est cette errance du récit et du discours qui donne à la Légende des Siècles cette aura de brûlot touche à tout.
Mais ce qui saute surtout aux yeux, et ce dès le début, c'est l'intensité de tout cela. Sans rire, j'ai lu la majeure partie de ce bouquin avec de la musique épique dans les oreilles, juste pour savourer la force des mots, la violence des idées, la passion de la verve. Rodrigue se vante et s'humilie devant le roi tout en l'insultant. Caïn fuit sa conscience à travers le désert. Le Titan terrestre est jeté à bas par des dieux vains. Canut le parricide marche sous une pluie de sang. Des misérables donnent un peu de leur rien pour aider plus démuni qu'eux. Roland tue une troupe de princes perfides. L'Océan proclame sa toute-puissance. Un âne prouve que la bonté existe en épargnant un crapaud. La muse guerrière chante enfin la paix. Le passé sombre dans l'océan et l'avenir s'envole vers l'éther. Quand j'imagine Victor Hugo écrire ça, je le vois le poing tendu, dressé face à un maelstrom de lumière, comme une Nausicaä barbue clamant son credo face à une humanité démente. On y voit le bien inaccessible du temple de l'âme humaine, où se forme la bonté inutile et sacrée. On y voit les tréfonds du mal des hommes, Ratbert le tyran et ses soumis séides, traître goinfre et cruel, dont les crimes décrit avec maestria lui vaudront d'être rayé du Mur de l'Histoire, punition suprême. On y voit l’éphémère luttant contre le Ver dévorant, l'esprit contre la bête, Dieu contre l'Abysse.
Car oui, c'est un livre déiste. Voici un point qui peut rebuter, et je le comprend. Mais le dieu devant lequel s'incline l'auteur n'est pas celui de Rome ou d'une religion particulière. Il n'a pas de mots assez durs pour condamner les prêtres supposément bergers qui poussent aux exactions ou excusent les vices des puissants. Hugo vise un dieu supérieur, un dieu de morale, un dieu qui existe par et pour l'homme, à la fois maître de l'univers et témoin de chaque conscience. Il est d'ailleurs assez amusant de voir Victor Hugo s'étrangler devant la théorie de l'évolution, l'accepter au nom de la science, puis rebondir en affirmant que l'homme devrait être un exemple pour le singe plutôt que le singe une excuse pour l'homme. Il y a une foi, une ferveur qui parcourt tout l'ouvrage. Le polythéisme romain et ses dieux égoïstes est transformé en culte de la violence et du mépris. A leur contraire, Hugo vante un dieu concerné, bienveillant, reflet d'un homme bon. La création de dieu par l'homme semble un prétexte pour recréer l'homme, un homme plus éclairé. Ce principe divin, c'est les méandres de l'âme.
Ce qui nous amène à l'une des symbolique finales, peut être la plus importante de l’œuvre Hugolienne. Le Passé, représenté par un grand navire industriel, vide, dérivant sur un océan mort, s'enfonce dans les eaux sombres en une image dystopique. L'Avenir, lui, s'élance, l'humanité à son bord, amenant la race des hommes vers son plein potentiel matériel et spirituel. Faisant pleuvoir la compréhension sur le monde, ce vaisseau s'élance vers les étoiles, mais les humains, malgré leur maîtrise technique, choisissent sagement de revenir vers la terre après avoir traversé la galaxie, pour faire tomber les dernières failles de la société et détruire les dernières failles de l'esprit. Victor Hugo nous parle de voyage spatial comme concordant avec l'apogée de la race humaine, ayant su renoncer à ses excès. Science-fiction utopique comme je n'en ai jamais vu.
Et le passé ? Et l'histoire ? Le passé était un âge de monstres et de héros. Il faut le connaître, s'en émerveiller, s'en épouvanter, en tirer des leçons, mais il faut savoir le quitter. Laisser la guerre, ses exploits et ses crimes, aux temps révolu. Ainsi pourra se créer un futur d'êtres libres et heureux. Pour un fan d'Histoire au penchants humanistes comme moi, c'est peut-être la plus grande leçon de la Légende des Siècles. L'histoire est comme ce mur sombre, indéchiffrable que décrit Hugo. Par-dessus se bâtissent des mythes, des idées, des fables. Mais la vérité nue est inaccessible, perdue pour nous. Les mythes sont beaux et riches, mais ils ne valent pas la peine qu'on se battent pour eux. L'avenir, voilà ce qui devrait guider les hommes.


Pas étonnant que Victor Hugo soit considéré comme un saint dans une religion d’Asie du sud-est ! Ce livre a assurément des aspects messianiques. Et si certains de ses aspects paraissent un peu trop sibyllins, un peu trop ancrés dans son temps et son pays, voire simplement contre vos propres convictions, admirez tout de même l'effort d'avoir réuni autant de réflexions et de talent pour créer ce que je crois bien être l'une des seules œuvres complètes de la littérature, en cela qu'elle essaie de parler de tous les sujets, tout en gardant un focus qui concerne toute l'espèce humaine.
Et dire que toute cette confiance dans l'avenir, cette assurance dans la marche bienveillante du temps, vient d'avant les guerres mondiales, les pires massacres, l'homme brûlant son propre toit, sans qu'aucune issue n'apparaisse encore. L'homme est allé dans l'espace, en a ramené quelque cailloux, et aucune sagesse supplémentaire. A croire que les grands vaisseaux conquérants imaginés par Victor Hugo seront en fait des arches utilisés pour fuir. Mais si cette ironie m'attriste, elle m'inspire également une certaine volonté de perpétuer cet espoir. Baudelaire disait que ce livre était la seule épopée classique qu'il était encore possible de créer. Je veux croire que la suite est encore en train d'être écrite, peut être par nous.

Kevan
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le 21 déc. 2016

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