La Saint-Jean : fête en façade, fissures en coulisse

On poursuit la Chronique des Pasquier avec ce quatrième tome, La Nuit de la Saint-Jean, qui s’ouvre en 1905 et marque un basculement clair dans la trajectoire de la famille. Comme le suggère son titre, c’est un moment de lumière et de culmination, le zénith avant la pente, un sommet qui annonce déjà sa propre fin. Les Pasquier ont enfin atteint ce à quoi ils aspiraient depuis le début de la saga : la dispersion, l’indépendance, la réussite sociale. Suzanne seule vit encore chez les parents. Joseph est devenue millionnaire, Laurent vit en solitaire, absorbé par la science, Cécile poursuit sa carrière de pianiste et Ferdinand vit une existence tranquille avec Claire. Tout semble à son apogée. Tout vacille déjà.


Duhamel rompt ici un premier pacte narratif. Pour la première fois, le récit n’est plus exclusivement filtré par Laurent, même s’il reste la conscience centrale. Le livre accueille d’autres voix, d’autres focalisations, principalement celle de Renaud Censier, savant vieillissant, comme une projection possible de ce que pourrait devenir Laurent s’il poursuivait sa route sans jamais regarder ailleurs que vers ses éprouvettes. Renaud est un homme au bord du vide, insomnie, épuisement moral, solitude métaphysique, et sa trajectoire forme une sorte de contrepoint à celle du narrateur. L’amour qu’il éprouve pour Laure, son élève, le déchire. Il la voudrait, mais il voit trop clairement sa propre finitude, sa vieillesse, l’impossibilité d’un avenir. Il finit par se sacrifier au profit de Laurent, qui aime lui aussi Laure en silence, avant de s’exiler au Japon pour échapper à son propre désastre intérieur. Duhamel signe là l’un de ses plus beaux portraits de savant, un homme fidèle à la science au point d’en avoir manqué sa vie d’homme.


Autour de ces trajectoires, la famille Pasquier continue d’évoluer dans sa constellation fissurée. Le père, toujours égal à lui-même, incarne cette énergie inusable qui l’habite depuis le premier tome. Il invente, dépose des brevets, attaque en justice, se perd dans des affaires douteuses, se laisse séduire par des charlatans et des jolies femmes. Il reste fidèle à sa propre devise : ne pas avoir de morale, cela vaut toujours mieux qu’en avoir une mauvaise. Vieil enfant enthousiaste, il ne vieillit presque pas, sauf dans ses colères qui s’émoussent un peu. La mère, désormais seule avec Suzanne, s’ennuie et découvre que la vie bourgeoise tant désirée peut parfois être un désert silencieux.


Ferdinand, quant à lui, demeure le médiocre tranquille, replié sur son foyer et sa femme Claire, dont la vie casanière a épaissi la silhouette et la résignation. Il veut seulement la paix d’un cocon sans histoire, tandis que Cécile poursuit sa carrière musicale avec une rigueur farouche. Elle n’aime que sa musique et n’appartient à personne. Et pourtant, Duhamel introduit ici l’un des passages les plus délicats du roman : Cécile et Justin.


Justin, ce poète juif tourmenté par son corps, sa race et l’ombre de l’affaire Dreyfus, aime Cécile depuis longtemps. Il l’a demandée en mariage à plusieurs reprises. Un jour, dans un moment de doute, elle finit par accepter, presque par lassitude, comme si la musique ne suffisait plus à combler le vide. C’est alors Justin lui-même qui refuse l’union, par orgueil, par peur, peut-être même par lucidité. Il s’en mord les doigts aussitôt, tandis que Cécile, soulagée au fond, réalise que ce mariage aurait été une impasse, une stérilité morale. Leur relation, à la fois touchante et impossible, donne à voir deux êtres trop fragiles pour s’accorder.


Joseph occupe une place centrale dans ce tome. Il incarne pleinement cette bourgeoisie d’argent qui se fabrique au tournant du siècle. Cynique, calculateur, brillant, il explique à Laurent comment obtenir tout ce qu’il veut de la politique et de la finance. Il montre comment flatter les parlementaires, comment obtenir des compromis en les caressant dans le sens du poil, comment se procurer des faveurs législatives pour ses barrages électriques ou ses placements boursiers. Selon lui, le vrai coupable n’est jamais celui qui propose mais celui qui accepte. Duhamel brosse un portrait remarquablement acéré de cette nouvelle classe de parvenus industriels, puissants parce que patients, rusés, solides. La crémaillère de la Saint-Jean, sommet social et familial où Joseph invite tout le monde dans une maison achetée près du pays d’origine des Pasquier, montre son besoin immense de reconnaissance. Avant de conquérir le monde, dit-il, il faut se faire adouber chez soi. C’est l’un des moments les plus révélateurs du roman.


L’époque elle-même s'invite dans le récit. Séparation de l’Église et de l’État, tensions ouvrières, premiers signes d’un monde moderne qui s’emballe, invention de l’automobile, expropriations industrielles, rumeurs de guerre lointaine entre la Russie et le Japon. On sent que quelque chose approche. On ne sait pas quoi encore, mais tout tremble à peine. La lumière de la Saint-Jean éclaire autant qu’elle brûle. C’est le sommet avant la descente, le dernier été avant le désastre du siècle.


Tous les personnages, chacun à leur manière, atteignent une forme de zénith. Tous sont aussi traversés par des failles profondes. Laurent, comme toujours, oscille entre l’amour et la science, entre le besoin de s’extraire de sa famille et l’impossibilité de s’en détacher vraiment. Il reconnaît chez lui les vieux travers des Pasquier, leurs illusions, leurs atavismes, et cela le dégoûte autant que cela le rassure. C’est un héritier malgré lui.


La Nuit de la Saint-Jean est peut-être le premier tome où l’on sent pleinement la fragilité de ce monde bourgeois auquel chacun aspirait. L’ascension n’a pas résolu les âmes. Elle a seulement changé les conditions matérielles. Le père seul semble heureux, lancé dans ses lubies, vivant dans l’action pure, innocent du drame humain qu’il traverse sans le voir.


Duhamel continue ici son grand tableau d’une famille française au tournant du siècle, et il parvient à rendre palpable ce moment suspendu où tout culmine et tout menace de s’effondrer. Une lumière qui éclaire avant de s’éteindre.

Gilead
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