Ça y est ! J'ai réussi ! Je n'ai pas oublié ! Habituellement, je lis un roman de la première à la dernière page, dans cet ordre logique. Et il m'est souvent arrivé de le regretter. À cause de la préface. La préface est utile, mais est souvent le mot d'un enthousiasme qui va donc, en plus de pousser une analyse, trouver la moindre occasion pour complimenter le romancier et son oeuvre. Pire : il n'hésitera pas à orienter son analyse pour rejoindre son appréciation, allant parfois jusqu'à faire preuve d'une mauvaise fois audacieuse (quand il fait remarquer que Diderot est incohérent dans ses écrits, mais que ce n'est pas grave car le fond est bon). Ainsi donc, habituellement, je lis cette préface avant de lire le roman et cela a pour conséquence de déjà influencer mon esprit. En bien ou en mal. Parce si ce texte est imprimé, c'est qu'il faut lui donner de la légitimité : donc soit je vais très vite trouver raison au texte lors de mon propre plaisir, soit je vais au contraire me retrouver abattu à la première divergence puis remonté contre l'auteur de la préface, le considérant comme un plouc.
Tandis que lire cette même préface après avoir lu le roman donne l'impression de discuter de ses impressions. Soit on est d'accord et dans ce cas-là le lecteur salue la finesse de l'écrit, soit on n'est pas d'accord et alors les mots servent de contre-point, de réflexion supplémentaire pour le lecteur qui n'avait pas vu les choses comme ça. Cela ne veut pas dire qu'il sera d'accord (surtout quand l'enthousiasme remplace la raison). Mais cela ne peut être qu'enrichissant.
"La religieuse" est un roman intéressant pour sa confection tout d'abord. Tout part d'une boutade, une plaisanterie que Diderot se met à prendre au sérieux. Trop au sérieux sans doute. Surtout qu'il inclut dans la version finale cette correspondance farceuse ce qui crée quelques problèmes de ton, mais pas seulement. Ensuite parce qu'il fait là une description assez prenante de la vie religieuse au sein d'un couvent. Quand on sait que le bougre a été lui-même interné dans un monastère et que sa sœur cadette est entrée au couvent et y est restée jusqu'à sa mort, on ne peut que se dire que c'est bien documenté.
Et c'est vrai que c'est réaliste. Que c'est réaliste et 'vrai'. Et ce 'vrai', Diderot cherchait à l'atteindre justement. À tort selon moi ! En effet, l'auteur ne cherche pas à donner une caractérisation à son personnage qui est alors capable de tout, y compris de se contredire dans les agissements. Certes, son écriture est dépouillée de toute figure de style encombrante, fictionnalisante, mais ça manque aussi de vie, d'approfondissement. Et ainsi, la Suzanne qui accepte les pires souffrances sans broncher, sans chercher à se venger, n'est pas la Suzanne qui s'enfuira à la fin ; la Suzanne qui sera accusée d'avoir commis des actes tentateurs n'est pas la Suzanne qui ne comprend pas les avances que sa mère supérieure lui fait.
Le récit me paraît mal structuré : une fois de plus on peut le sauver en proclamant haut et fort que dans la vie les choses arrivent de la sorte, qu'on peut changer de lieu du jour au lendemain, rencontrer de nouvelles personnes qui n'ont rien à voir avec les précédentes. Mais dans le cadre d'une histoire racontée ça me gêne : Diderot installe son histoire dans un premier couvent, puis s'en va dan un autre. Il installe des personnages, joue un peu avec puis les quitte sans crier gare et en conçoit d'autres. C'est surtout la deuxième partie qui paraît incomplète, comme si Diderot ne savait pas trop quoi raconter. Il étire une situation, avec justesse, mais oublie tout le reste. Il s'en suit donc une fin mal ficelée, qu'il tente de raccommoder avec ce qui fut la farce initiale. Mais c'est bref, mal amené, mal exploité et on a du mal à lier toutes ces situations les unes aux autres. Le roman n'apparaît alors plus que comme un prétexte pour accuser la religion. Et paradoxalement montrer, du moins durant les 3/4 du roman, ce qu'est une vrai religieuse.
Car le comportement de cette Suzanne est étrange : c'est contradictoire, amis ça fascine : elle rejette son état mais s'exécute sans rechigner. Elle ne veut pas être religieuse mais se comporte comme la parfaite religieuse. C'est tout sauf 'vrai'. Disons plutôt que ce n'est pas crédible. 'Crédible' est un terme plus juste que 'vrai' quand on parle de narration. En même temps c'est ce qui en fait un personnage complexe intéressant. Mais dans ce cas je suis déçu que Diderot n'aile pas plus loin. Beaucoup de choses sont mises de côté dans la vie monastique quotidienne, et c'est regrettable.
Ce qui m'a le plus gêné, enfin, c'est l'aspect misérabiliste du roman. Certes, tout cela se lit très bien, très facilement, Diderot, même dans la retenue, fait chanter ses mots (il m'arrive de lire à haute voix lorsque je suis seul, et ses phrases sonnent très musicalement), mais en privant son héroïne d'une possible fin heureuse, il condamne surtout son lecteur à ne lire que des supplices. Non pas des supplices divertissants à l'instar d'un récit d'épouvante, mais des petits supplices face auxquels on ne peut rien si ce n'est prendre son mal en patience. Je me demande d'ailleurs comment une adaptation cinématographique peut réussir ? Car si le roman est sauvé par les mots, par le discours, un film sera toujours inférieur sur le fond, et de belles images ne suffisent pas lorsqu'un réalisateur s'élance trop hardiment dans une narration. Je suis donc curieux de voir les deux films afin de voir comment chacun a pu résoudre ces problèmes de narration qui passent plus facilement dans un roman.
Bref, "La religieuse" se lit agréablement grâce aux mots de Diderot, grâce à son idée générale, grâce au fond, grâce au personnage principal mais manque de véritables enjeux et ce à cause d'un souci du vrai qui décrédibilise souvent l'histoire, d'un misérabilisme qui créée des chutes de rythme, de situations pas assez exploitées, d'une fin décousue.