Une fois que quelqu’un s’est trouvé lui-même, il ne peut plus rien perdre dans ce monde. Et dès que quelqu’un a compris l’être humain qu’il y a en lui, il comprend tous les humains



7 juin 1913 : une date que feu le baron Friedrich Michael von R... ne devait plus jamais oublier, une nuit à marquer d’une pierre blanche, qui allait changer le cours de sa vie.
Persuadé que ces notes, transmises par la famille du défunt, sont bel et bien une expérience vécue et non une fiction, le narrateur se fait fort de nous livrer cette confession intime “sans rien modifier ni ajouter”, une façon aussi pour Zweig d’introduire le lecteur dans cette Autriche d’avant guerre, ce monde d’hier qu’il évoque et évoquera si souvent par la suite, dans son oeuvre.


Aristocrate élégant, homme du monde à qui tout souriait, ce beau parasite, à plus de 35 ans, menait une vie oisive et fortunée, réglée par les codes de sa classe et de sa caste, passant aux yeux de ses semblables pour un “heureux mortel” pouvant goûter à tous les raffinements de la bonne société viennoise, comblé par un destin qui semblait ne rien vouloir lui refuser.


Et pourtant déjà, les symptômes de l’insatisfaction chronique se faisaient jour en lui, dans une sorte de torpeur aux êtres et aux choses, comme si ses sens émoussés par le trop-plein du plaisir, regimbaient, le laissant froid et désemparé : une femme aimée depuis trois ans le quittait, il n’en éprouvait rien, ni douleur, ni regret, et tel un malade qui observe la progression de son mal, il voyait joies et souffrances glisser sur lui sans l’atteindre, toute sensation le déserter, étreint un peu plus chaque jour par cette mort affective, cette effrayante insensibilité qui avait pris possession de son corps et de son âme.


Une brise printanière embaumait l’air ce dimanche de juin, les marronniers en pleine fleur émaillaient l’allée qui conduisait au Prater, de leurs pétales immaculés, invite odorante à la promenade, et presque malgré lui le baron, ayant hélé une voiture, se laissa conduire à l’hippodrome, mollement bercé par le roulis du fiacre.
Ce Derby élégant qui l’aurait interpellé quelques années plus tôt et qui réunissait tout le beau monde des courses, il l’avait oublié : que pouvait-il en attendre, lui, que nul désir, désormais, ne faisait frémir, que nulle passion n’animait, hormis une morne indifférence?


La première course s’achevait : un bruit sourd montait des tribunes, les gens enfiévrés se laissaient gagner par l’excitation, criant et vociférant comme des possédés en délire.
Seul, impassible dans cette marée humaine, le baron embrassait d’un regard ironique et dédaigneux ces visages grimaçants et vulgaires empreints d’un fanatisme passionné, mais que n’eût-il pas donné, lui aussi, pour retrouver cette ardeur de la possession où qu’elle soit, pour brûler d’amour, de désir, de peur, pour sentir dans ses veines le sang couler plus fort, plus vite, pour (re)vivre enfin!


Et soudain, dans cette foule où il déambulait, absent, saluant telle ou tel avec un art consommé de la courtoisie, son oreille perçut un rire de gorge , sensuel et féminin, suivi peu après par une voix chantante au léger accent hongrois : une femme se tenait derrière lui, volubile , insistante, et déjà l’homme dessinait en pensée l’inconnue : son petit nez étroit, sa bouche large aux contours sensuels, ses narines tendues et frémissantes, son corps svelte et même sa robe verte...


Mais elle s’avança, l’audacieuse songerie prit fin, le baron ouvrit les yeux : rien de tout cela en vérité, mais une créature belle et excitante, aux hanches larges, au buste galbé, l’une de ces femmes à la sensualité animale qui en jouait sans vergogne, attirant par ses poses et ses oeillades voluptueuses toute la gent masculine qui l’entourait.
Le bel animal s’offrait à tous sans se donner à quiconque, jaugeant maintenant l’homme qui venait de lui offrir un siège et qui la déshabillait insolemment du regard sans parvenir à faire ciller le sien : à ce jeu de la séduction froide et calculatrice, le baron avait trouvé une partenaire à sa mesure, et dans ses yeux, rivés à l’intrigante, se lisait maintenant le défi plus que le désir.


Cette parade amoureuse, cette joute ludique entre mâle et femelle est une admirable mise en bouche d’une seconde partie, où l’homme, d’abord aiguillonné par une joie mauvaise, et favorisé par le destin se met à gagner, grâce au ticket cruellement subtilisé au malheureux époux, myope et affolé.
Le simple contact de L’argent volé brûle les doigts du baron, lequel n’a qu’une hâte: rejouer pour s’en débarrasser à tout prix, mais de nouveau la fortune lui sourit.


Sous la honte le plaisir affleure, il sent monter en lui l’adrénaline qui lui fouette le sang, aiguise ses sens. tandis que la nuit s’étend et que paraît avec elle l’excitation de l’attente.
Mais que cherche- t-il, qui attend-il ? Il est seul avec lui-même, seul avec ce désir nouveau de l’autre, avide de sensations, de frissons, avide de la moindre présence.
Pour la première fois depuis si longtemps il sent se fissurer la carapace d’indifférence qui le (re)tenait prisonnier, il a soif du premier être qui le regardera, pris d’une incommensurable tendresse pour le genre humain, et qu’importe alors ce qu’il peut lui arriver, le destin y pourvoira.



J’éprouvais enfin ce que j’avais cherché pendant toute cette soirée : il y avait là quelqu’un qui se souciait de moi, quelqu’un qui voulait me connaître ; pour la première fois, j’existais pour quelqu’un en ce monde. Et que cet être, parmi les plus reprouvés, qui portait comme une marchandise, à travers les ténèbres, son pauvre corps usé, qui sans même regarder l’acheteur, s’était pressé contre moi, ouvrît ses yeux vers mes yeux en cherchant à découvrir l’être humain qu’il y avait en moi, ne faisait qu’accentuer encore mon ivresse singulière, à la fois clairvoyante et trouble, consciente et plongée dans un engourdissement magique.



Un récit tout à la fois suranné et terriblement moderne, dans une oeuvre toujours intemporelle, puisqu’elle fait de la nature humaine son sujet de prédilection.
Oublions un quotidien réglé au millimètre près, oublions les plaisirs répétitifs et ennuyeux, faisons la part belle au hasard et à l’imprévu, voilà ce que semble nous dire Zweig dans cette superbe nouvelle, non pas moralisatrice, comme ont voulu le voir certains, mais pleine d’un bel espoir qui a foi en l’homme et surtout en la vie.
“Nous sommes les enfants du destin, il est vain de vouloir le dompter”.

Aurea

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