Parler d’objets expose généralement à deux types d’écueils : d’un côté, le snobisme : on vous parle d’élégance des lignes et de graphisme épuré dans un texte qui finit par ressembler salement au supplément du week-end du Monde, de l’autre côté la pauvreté : on vous explique doctement que si un manche de casserole présente un trou à son extrémité, c’est pour pouvoir la suspendre à un clou. Si la Vie matérielle mode d’emploi devait se rattacher à une de ces tendances, ce serait à la seconde.

Ainsi, une fois signalé « qu’une nouvelle technologie, une innovation, ne supplante que rarement celle qu’elle est supposée remplacer » (p. 98) ou que « si l’informatique nous a habitués à revenir en arrière d’un simple undo (ctrl Z), la marche arrière est malheureusement plus complexe lorsque l’on est aux prises avec la vie matérielle » (p. 114), l’auteur va rarement plus loin.

De même, il est à un moment question d’« “affordance” », c’est-à-dire de « la capacité d’un objet à suggérer son utilisation. On posera intuitivement la main sur une partie qui ressemble à une poignée, on poursuivra face à un voyant vert, on y regardera à deux fois s’il est rouge » (p. 123). Imaginons à quels développements la notion d’intuition – pour ne parler que d’elle – aurait pu donner lieu ici. Dans la Vie matérielle mode d’emploi, elle ne donne lieu à aucun développement.

De fait, ici, le design s’arrête là où une authentique réflexion critique pourrait commencer. « Les formes rectilignes, les surfaces plates, les angles droits sont finalement peu présents dans la nature. Ce sont plutôt des modes de simplification et d’abstraction résultant de la pensée humaine » (p. 89). Ici, la deuxième phrase est intéressante ; malheureusement, c’est aussi la dernière phrase du chapitre : ensuite, on passe à autre chose. Dommage, pour un ouvrage dont la conclusion nous parle de passer à l’action.


Car paradoxalement, ce livre qui se veut un éloge du concret prend souvent des tournures très théoriques. « Tous les matériaux que nous utilisons ont un sens, qu’ils soient prélevés bruts dans notre environnement ou façonnés en semi-produits par l’industrie » (p. 64) : ça, c’est la théorie. Dans la pratique, ce « sens » est très rarement une question d’esthétique – ou un sens dans une optique artistique, comme un tableau ou un livre ont un sens –, et beaucoup plus souvent une question de prix de revient. Ainsi, je doute que le sens du matériau (« panneau de particules ») qui constitue l’essentiel du meuble sur lequel finira mon exemplaire de la Vie matérielle mode d’emploi (1) soit autre chose que celui-ci : le moins cher des matériaux légalement utilisables pour un objet à fabriquer et à vendre en série.

D’autre part, l’ouvrage a tendance à naturaliser l’humain, et d’une façon générale à faire l’impasse sur l’aspect culturel des choses. Ainsi, l’auteur s’étonne que face aux questions qu’il leur pose en début d’année – indiquer le poids d’une vache, d’un mètre cube de bois, d’acier, la hauteur d’une assise, d’une table, la largeur d’une porte, la taille d’une place de parking, p. 16 –, ses étudiants non seulement ne savent pas répondre, mais n’y réfléchissent pas. Avec un public de campagnards, les résultats seraient bien différents, et je suis certain que des enfants ne s’en tireraient pas si mal. Les étudiants en design ne constituent pas – et c’est heureux – un échantillon représentatif de l’humanité.

Ainsi, quand David Enon affirme faire partie « d’une génération dont les parents et grands-parents considéraient qu’améliorer, optimiser, rendre plus confortables ses espaces de vie faisait partie des tâches quotidiennes, au même titre que préparer les repas » (p. 135), il me semble qu’il aurait gagné en précision en parlant de classe sociale plutôt que de génération – ce qui pose finalement la question du public idéal de la Vie matérielle mode d’emploi.

On a un livre qui entend « redonner à la culture matérielle ses lettres de noblesse » (quatrième de couverture), mais qui oublie que pour une bonne partie de la population – peut-être pas celle qui le lirait –, cette culture matérielle n’a jamais perdu ses lettres de noblesse.


(1) Un indice quant au nom de ce meuble : Budd, Eliot, Bob Thornton, the Kid, Wilder, Gibbons, etc.

Alcofribas
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le 18 août 2023

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