Quand Zweig joue la plume, c'est toujours une merveille et non un échec

Mettons dès le début de cette chronique CARTES sur table, ou devrais-je dire PIONS sur table, non là c'est pour le jeu de dames, alors PIECES sur table : un rapport entre ce choix de lecture et la série Netflix : le jeu de la Dame, qui ne joue pas au jeu de dames mais bien au échec, on s'y perdrait presque ne trouvez-vous pas ? Revenons donc à ce choix de roman, la réponse est très certainement un grand OUI, j'ai adoré la série, mais par peur d'être déçue de lire en suivant le roman éponyme, j'ai continué dans l'univers des échiquiers et plonger dans le roman de Stephen Zweig les yeux en premier. Encore une fois, j'ai été complétement séduite par ce court roman ou longue nouvelle, à vous de décider, tout comme je l'avais été en découvrant l'auteur à travers Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme.


Le joueur d'échecs est construit de la même manière que Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme et d'ailleurs, l'auteur le reconnait lui-même qu'il aime cette immersion dans l'intimité d'un personnage au cours d'une action plus large. Et bien moi aussi !!! J'aime cette structure rédactionnelle : une grande histoire dans une histoire plus large. Stephen Zweig emmène le lecteur vers un point de vue totalement inattendu, surprenant, puisque la mise en abîme n'était pas celle du protagoniste auquel je m'attendais.


Ce roman raconte la rencontre du narrateur lors de la traversée de l'atlantique entre les Etats-Unis et l'Argentine sur un paquebot avec un champion du monde d'échecs, un maître dans le milieu, des personnages parfois imbus d'eux-mêmes voulant se mettre au défi de le battre et un personnage de l'ombre qui va malencontreusement rentrer dans la lumière éclairant de son savoir les combattants.


La première partie du livre se focalise sur le champion du monde d'échecs, personnage froid, limite antipathique, à la précision de coup chirurgical mais également dans ses gestes, dans sa détermination et dans son flegme. Ce personnage est arrivée sur la plus haute marche en partant de rien, : famille extrêmement modeste, famille des pays de l'est sous emprise communiste, famille émigrante, ce personnage s'est construit par sa détermination mais également par son génie.


Vous pourrez apprécier dans cette partie la plume de Stefan Zweig dans le focus qu'il décrit sur le déplacement des différentes pièces du jeu. Nous-mêmes simples spectateurs, nous participons à la partie, retenons presque notre souffle, même si le score final est couru d'avance. Cet auteur a le don d'arrêter le temps auquel nous appartenons pour nous téléporter dans une autre temporalité, dans une autre époque, dans une autre atmosphère. Car oui, Stefan Zweig est un magicien du temps qui passe, réussissant à l'accélérer pour amplifier l'intensité du texte, tendre l'instant presqu'à la rupture ou au contraire à le décélérer pour que nous puissions nous concentrer sur des détail, des gestes qui pour quelqu'un d'autre serait insignifiant mais qui les rendent ici presque décisif de l'instant d'après.


La deuxième partie, correspond à la mise en abîme du personnage de l'ombre. La temporalité s'arrête pour un flashback incroyable à Vienne : d'un côté, une chambre d'hôtel, un lit, une chaise, une fenêtre et un papier peint qui sera le refrain de l'histoire qui va nous être raconté : comme un tourne disque rayé dont la pointe de diamant reviendrait toujours dans le même sillon et où la musique serait continuellement la même, jusqu'à ce que ça vous fasse perdre la tête ; et de l'autre une salle d'interrogatoire, une feuille et un crayon à papier.


Cette partie de cette œuvre est la plus intense, la plus rythmée, elle nous plonge dans un délire psychotique digne des meilleures scènes de David Lynch : il ne manquait plus qu'apparaisse un cheval blanc et on y était. Cette partie, c'est le combat dans deux lieux différents par un seul joueur, c'est saisissant. La façon dont le personnage raconte l'enfer qu'il a traversé, tout en gardant toujours le recul nécessaire pour ne pas se comparer à pire que lui est vertigineuse.


J'avais l'impression d'être une caméra fixée au plafond de cette chambre et de voir ce personnage respirer, évoluer, s'agiter entre quatre murs. La puissance du texte est marquante, Stefan Zweig utilise la répétition, mais aussi l'emphase des émotions, la description minimaliste des lieux, donnant au texte une intensité incroyable comparée aux actions minimes qui se succèdent. Sans le vouloir, en même temps que le rythme cardiaque et l'augmentation psychotique du personnage s'accroissent, notre rythme de lecture aussi. Les lignes lues sont englouties à une vitesse folle, presque en apnée, ne voulant pas être dérangé jusqu'à la fin de cette tranche de vie. Et lorsque la parenthèse se referme pour que tous, personnages fictifs et nous lecteurs réels, nous retrouvions pied, un souffle libérateur s'échappe de chacun d'entre nous.


La troisième et dernière partie confronte le maitre à l'homme de l'ombre. Cet homme qui va briller mais dont les démons vont ressurgir, le grignoter, le déchirer, l'enivrer, le contrôler. Stefan Zweig nous décrit une partie qui durera presque trois heures en un claquement de doigt mais où il a concentré le meilleur. Comme je le disais plus haut, un magicien du temps : le contractant ou le dilatant pour nous proposer que le meilleur.


Et puis, une fois le livre refermé, on continue notre quotidien avec ce petit pincement au cœur, car finalement on s'est attaché de manière différente à chacun de ces personnages et on cherche à les imaginer encore et encore, retournant dans cette espace au cœur du paquebot, cet échiquier au milieu de cette table au milieu des autres, ce tapis épais qui s'enfonce à chacun de nos pas, de cette odeur de tabac et de cire qui nous emplissent les narines, cette lumière tamisée qui éclaire nos mains à la recherche de ces hommes d'une autre époque.


https://exulire.blogspot.com/2021/05/le-joueur-dechecs-stefan-zweig.html

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le 25 août 2021

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