"Pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance."

En refermant Le livre de ma mère d'Albert Cohen, j'ai repensé aux paroles de Daniel Guichard. Parfois, la culture populaire a du bon, notamment lorsqu'elle est orchestrée par de vrais génies, il n'existe donc aucune honte à oser les comparaisons. Celle-ci fait mouche car elle est le cœur du livre, son exacte morale. Elle me fait frémir de vérité.



Dire que j´ai passé des années à côté de lui sans le regarder. On a à peine ouvert les yeux. Nous deux. J´aurais pu c´était pas malin, faire avec lui un bout de chemin. Ca l´aurait peut-être rendu heureux, mon vieux. Mais quand on a juste quinze ans on n´a pas le cœur assez grand, pour y loger toutes ces choses-là, tu vois...



En mettant de côté la tranche concrète de la citation, à savoir la distance entre eux qui ne correspond pas au livre de Cohen, l'idée globale est de mettre l'accent, avec une émotion immaculée, sur les regrets que l'on peut avoir lors de la disparition de l'être trop peu chéri à un moment où la lucidité nous faisait défaut. Le livre de ma mère est, avant d'être une bouleversante déclaration d'amour à sa mère, un concentré de frustrations accumulées et épanchées durant tous les chapitres, comme un moyen de se pardonner les trop nombreuses absences de tendresse. Pourtant, il y en avait énormément entre ces deux-là, mais ce n'est jamais assez lorsque l'on se rend compte qu'on est passé à côté de tant de choses, de tant de mots perdus dans le possible, de tant de petits moments saccagés par le destin. Albert Cohen a tant de souvenirs heureux et de douleurs qui se mélangent en lui. Néanmoins, il y a tout l'amour qu'il porte à sa mère, toute son admiration sans aucune limite ni frontière, et une victime collatérale : lui-même. Si critique sur son présent, si bouillonnant sur ses résolutions, si seul entouré d'une race qu'il ne comprend plus : l'Homme. La mère était son élément de repère, sa muse inamovible. Maintenant il est seul. Il est coupable d'être seul. Il abandonne et fut abandonné.



Je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu'elle était en vie.



Le livre de ma mère n'est pas seulement émouvant parce qu'il nous renvoie notre propre histoire à la figure (bien que l'auteur nous parle directement par endroit et à la toute fin, mettant en relief sa déclaration), il tient du génie car il allie l'émotion pure, intacte, cristalline de reflets du passé incroyablement pleins de vie mais tronqués par le temps, et un style très audacieux et affirmé, fait d'adjectifs et d'anaphores, qui captent totalement, en nous, le lecteur sensible comme le lecteur amoureux de littérature. Ce talent certain à décliner des banalités de vie pour en faire de véritables partitions où chaque détail est unique est une prouesse exceptionnelle, d'autant plus lorsque l'on sait qu'il pense chacun des mots qu'il emploie. Cette répétition à l'excès, par la forme comme par le mot en question ("Ma mère morte", etc) donne une dimension tragique à sa délivrance rapidement désamorcée par les mots d'amour très forts qu'il prononce, une reconnaissance de tous les instants. L'amour perché dans la nostalgie se marie à la réalité écrasante et implacable.



Ce que les morts ont de terrible, c'est qu'ils sont si vivants, si beaux et si lointains. Si belle elle est, ma mère morte, que je pourrais écrire pendant des nuits et des nuits pour avoir cette présence auprès de moi.



Le livre de l'émouvant Albert Cohen est un voyage sensoriel à travers un cœur malade, qui expulse des soupirs comme sa mère fut expulsée du monde : sans logique, sans fracas. Malgré un pessimisme latent, voire pathétisme tant certaines anecdotes sont difficiles à encaisser, Le livre de ma mère est une formidable ode, non pas à la mort mais à la vie, et à ses mamans qui, dans l'ombre d'une vie forgée à la sueur de nos petits esprits de vivants, restent les architectes éternels de toutes les étapes de notre existence. Evidemment, il est plus aisé de dire "j'aurais pu" plutôt que "je dois", car nous repoussons tous certains moments passés en leur compagnie, prétextant le fait d'avoir le temps, une maman est toujours là après tout. Albert Cohen nous rappelle, par son chef d'oeuvre, qu'il ne faut compter que sur le présent, et que lui-même est sûrement déjà évanoui. Alors, à toutes les mamans, et à la mienne particulièrement, je t'aime.

EvyNadler

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