Chroniques de la soumission à soi-même

« La journée avait passé comme toutes les journées passent; je l'avais doucement assassinée avec mon espèce d'art de vivre timide et primitif; j'avais travaillé un peu, j'avais manié de vieux livres; deux heures durant, j'avais eu des douleurs comme en ont les gens âgés, j'avais pris un cachet et m'étais réjoui de voir que le mal se laissait vaincre, étendu dans un bain brûlant, j'en avais absorbé la bonne chaleur; trois fois, j'avais reçu le courrier et parcouru toutes ces lettres et imprimés évitables; j'avais fait mes exercices respiratoires, mais omis, par paresse, mes exercices mentaux; je m'étais promené une heure et j'avais trouvé au ciel de petits échantillons de nuages duveteux, tendres, précieux. C'était bien gentil, ainsi que de lire les vieux livres, rester dans le bain chaud; mais, somme toute, ce n'était pas un jour délicieux, radieux, de bonheur et de joie, mais tout bonnement un de ces jours qui, depuis longtemps, me devraient être normaux et accoutumés : jours modérément agréables, tout à fait suportables, tièdes et moyens, d'un vieux monsieur pas content; jours sans extrêmes douleurs, sans extrêmes soucis, sans chagrin proprement dit, sans désespoir, jours où l'on se demande sans émotion, sans crainte, tranquillement, pratiquement s'il n'est pas temps de suivre l'exemple d'Albert Stifter et d'avoir un accident en se rasant. » 

Aux trois premières pages mordantes qui décrivent les non-états d'âme d'un vieil homme désabusé par la fatigue et misanthrope par confort plutôt que par conviction, se succèdent vingt autres pages sur le même ton, d'une lourdeur à s'en faire réveiller ce vieux Céline pour cracher une fois de plus à la gueule des hommes trop lourds et pas assez vrais. "Le Loup des steppes" dresse un personnage pathétique sans doute autobiographique qui se débat contre son suicide, et qui trouve refuge, un soir de détresse, dans un bar populaire où il se fait aborder par une putain de luxe de laquelle il tombe amoureux; il retrouve goût à la vie, guidé par son Hermine, amoureuse elle aussi, à laquelle il reste pendu comme un chien affamé.


Passé la première moitié du livre, qu'un style indéniable et surtout une motivation extérieure à ma seule curiosité m'auront permis d'atteindre, j'ose enfin espérer que ce personnage morne et ennuyeux va me devenir sympathique en allant toucher du doigt sa rédemption, ou du moins se retrouver lui-même, après être passé par la mélancolie la plus froide, et somme toute compréhensible, que chacun a déjà ressentie face à l'absurdité de tout ce bordel ambiant; ç'aurait été mérité pour lui :


« Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde moderne, simple, commode, content de si peu; il te vomit, tu as pour lui une dimension de trop. Celui qui veut vivre en notre temps et qui veut jouir de sa vie ne doit pas être une créature comme toi ou moi. Pour celui qui veut de la musique au lieu de bruit, de la joie au lieu de plaisir, de l'âme au lieu d'argent, du travail au lieu de fabrication, de la passion au lieu d'amusettes, ce joli petit monde-là n'est pas une patrie…»


Effectivement, Harry Haller semble aller mieux, refleurit de l'intérieur, malgré une trame sombre encore présente à l'arrière-plan. Nul ne guérit en un jour. La plus belle scène du livre est un bal pour lequel Harry s'est fait entraîner à la danse le jour, par sa maîtresse (au sens propre), la nuit par une autre fille de joie recommandée par la première, qui estime que ce n'est pas encore le bon moment pour eux. Le bal est vibrant, la rencontre enfin achevée des deux amoureux est touchante, Harry revit, touche du doigt la plénitude, comprend qu'il s'est trompé des années durant, toujours dans un style expansif mais puissant, extasié, qui me déclenche des soupirs de plaisir.


C'était sans compter sur la dernière scène du livre. Après avoir ingurgité une bonne dose de drogue, Haller sombre dans un délire psychédélique et schizoïde où les symboles, maintes fois martelés, de sa personnalité morcelée et de son ennui morbide prennent vie, où ses avatars assassinent les bienfaits récents, où il se fait humilier, demande, extatique, à être humilié, jouis de sa soumission totale à sa folie certaine, jouis d'être le souffre-douleur de ses propres tourments, et supplie qu'on lui donne une raison d'exister, n'importe laquelle, pourvu qu'il puisse trouver une raison de s'auto-flageller jusqu'à la fin des temps.


Pitoyable et médiocre esprit, lourdingue et masochiste. On pense aux stupidités cycliques d'Artaud et à son irrévérence, formelle plutôt que substantielle -cet homme est un monstre de refoulement et de mauvaise foi, quelle fatigue pour son lecteur-. Ces auteurs et cette philosophie relèvent de la même naïveté que les romans à l'eau de rose cousus de fil blanc, seulement de l'autre côté de la barrière du bien-être. "La vie c'est trop de la merde et j'ai envie de mourir et ça sera bien fait et au moins peut-être il se sera passé quelque chose, lol." Quelle profondeur d'esprit, quelle intrications des perspectives, waow, je suis sur le cul, non vraiment, trop génial, ma vie est changée, merci Bernard.
Où le portrait des gens sans espoir révèle exactement pourquoi il est inutile de s'en encombrer, parce que "sans espoir" n'est pas un synonyme "d'intense", mais juste "d'ennui paroxystique", de tiédeur de caractère, d'absence de détermination, de jouissance de l'immédiat comme seul projet. J'en bâille encore.


Quel dommage! Quel dommage, car le style est magnifique. Quel dommage.


« Mais nous, nous nous retrouvâmes
Dans l'éther astral lumineux et glacé,
Ni hommes ni femmes, ni jeunes ni vieux,
Ne connaissant ni heures ni jours.
Vos péchés ainsi que vos angoisses,
Vos meurtres et vos misérables jouissances
Nous sont un spectacle comme les soleils tournoyants.
Chacun de nos jours est le plus long. »

Garëann
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le 20 août 2017

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