La beauté est avec la force la première de toutes les aristocraties qui a cela de terrible qu'elle surgit de manière tellement arbitraire, de manière si flamboyante et de manière si ardente, tout à coup, en s'incarnant chez des êtres devant lesquels les hommes se prosternent comme devant des idoles, et en annihilant subtilement et sans effort toute forme de résistance. Elle est souvent prise par le commun des mortels telle une drôle d'injustice. Cependant, parfois, chez certaines autres personnes, elle fait se développer une forme de fascination à la fois puissante et malsaine, presque sensuelle et amoureuse, surtout quand elle s'incarne dans un corps masculin. Ceci est sans doute le cas d'Oscar Wilde, un homme magnifiquement sensible à la beauté des hommes, à la mauvaise époque, dans une société anglaise de l'ère victorienne paradoxalement rongée par le vice et en même temps profondément puritaine. Celui qui n'a pas encore eu sa relation scandaleuse avec un amant dans ce Londres des belles conversations et des méchants jugements semble être tellement habité par son profond désir pour les êtres de son sexe qu'il va composer une des œuvres les plus majeures et les plus magistrales de la littérature anglaise : *Le Portrait de Dorian Gray*. Ce roman raconte l'histoire d'un jeune dandy londonien nommé Dorian Gray, un garçon au visage épuré, émaillé de deux beaux yeux bleus, d'une chevelure blonde quasiment enfantine, qui resplendit d'un aura de charisme et de magnétisme époustouflant, représentant l'idéal masculin d'Oscar Wilde, tout fait d'indolence et de pureté morale. Devenu la muse d'un peintre du nom de Basil Hallward, qui va faire son portrait en atteignant le paroxysme de son art, l'homme va signer un pacte avec le tableau. Tandis qu'il gardera une jeunesse et une pureté éternelles, le tableau vieillira et s'entachera des crimes de celui qu'il représente. Entre le cynisme de Lord Henry, sa culpabilité et la morale d'Hallward, Dorian Gray va suivre une trajectoire emplie de cadavres et de vicissitudes.
Evidemment, de manière presque trop flagrante pour être honnête, le roman tente de répondre à la question de la place de l'art, et notamment de son mouvement de balancier entre l'esthétique et la morale. L'art doit-il être un acte de transgression des valeurs éthiques, religieuses et des préjugés du temps? Doit-il s'affranchir du bien pour être vrai? Doit-il se soucier d'autrui pour exister ? Doit-il refléter le désir de son auteur? Il y a quelque chose de profondément érotique dans cette fascination non-dite de l'auteur pour le corps idéalisé de Dorian Gray, de cette pureté purement masculine, de cette indolence virile et nonchalante. Si l'on voulait être un peu provoquant, on pourrait presque dire que Le portrait de Dorian Gray a une esthétique profondément et purement homosexuelle. Oscar Wilde accompagne son histoire de nombreuses scènes de discussions, notamment avec Lord Henry, qui représente la morale wildienne dans toute sa splendeur : à la fois cynique, acide et en même temps très artificielle voire ridicule. Si tout à chacun connaît la morale d'un homme aux préjugés misogynes, qui ne croit pas en l'amour (on commence par se tromper soi-même et on finit par tromper l'autre) et aux rapports humains, qui se méfie et de la raison et de la morale au profit d'une forme de culte des sens un peu oriental et très individualiste, le lecteur est obligé de penser à cette citation : L'oisiveté est mère de tous les vices. Loin d'admirer cette morale incapable d'empathie pour l'autre, le lecteur peut déplorer cette façon de penser d'un homme sans doute brisé par ses désirs intérieurs et qui nourrit le mythe de l'homosexuel bercé par la désillusion et une forme de tristesse profonde. Parfois même, face à tant de phrases provocantes et volontairement transgressives, le lecteur oscille entre un agacement face à un homme presque suicidaire et également une certaine pitié face à un homme qui malgré lui, tout en prêchant pour l'amoralisme, nous rapproche sans le vouloir d'idéologies plus humanistes et altruistes. Le dandysme a donc des limites de décence et de vraisemblance. Ensuite, le lecteur ne peut parler de ce roman sans évoquer le côté très irrationnel, et même anti-raison du Portrait de Dorian Gray, qui évoque la littérature oppressive d'Edgar Allan Poe, de Stevenson, et de toute cette élite anglo-saxonne passionnée de magnétisme, d'orientalisme et d'ésotérisme.
D'un point de vue purement stylistique, Oscar Wilde est un maître. Si sa traduction française est un peu bâclée à certains moments, il y a un véritable travail de description, quasiment artistique qu'accomplit l'auteur. D'une certaine manière, c'est une peinture littéraire pleine de nuances, de couleurs, de contrastes qui nous est offerte : si elle décrit parfois des jardins d'une splendeur estivale qui évoque les plaines antiques solaires, Wilde se focalise aussi sur des points de vue de Londres nocturnes, scabreux et cauchemardesques. D'une atmosphère rococo, à une atmosphère ténébreuse, Londres est dépeinte à la fois comme un lieu des goûts les plus raffinés, et aussi comme un sombre fumoir d'opium dans lequel le lecteur imaginerait bien boire ensemble Rimbaud et Wilde. Si certains chapitres sont ostensiblement rajoutés, et peuvent saouler par leurs longueurs, le lecteur lit facilement cette histoire à la structure tout de même un peu hasardeuse et presque baroque, ce qui tranche avec le cartésianisme d'orfèvre des grands auteurs français classiques, romantiques et réalistes. Les anglo-saxons ne sont décidément pas les hommes des romans, mais bien plutôt des nouvelles et des histoires : Le Portrait de Dorian Gray est une nouvelle allongée, comme un lungo pour un expresso, et donc parfois prend un goût d'eau sans parvenir à une certaine perfection totale. De plus, Oscar Wilde semble avoir un peu de mal à créer des personnages tout à fait complexes, et jamais totalement médiocres, comme s'il passait plus son temps à parler de son pessimisme qu'à essayer de nous l'insuffler par l'histoire. Malgré ces quelques côtés décevants, il n'en reste pas moins un grand moment de lecture, dont on ne sort pas complètement indemne, comme si l'on se rendait compte de l'éphémère de notre jeunesse, de la fatuité et du superficiel de la beauté.