Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants.

Il existe deux catégories de livres en philosophie.


La première catégorie – à vrai dire l’immense majorité – se propose de construire de majestueux édifices. La construction – procédé héroïque et sublime – a pour moteurs la logique et les démonstrations, et pour fondement la "terre ferme" – c’est-à-dire les évidences premières. Pour ces penseurs, la philosophie consiste à édifier de splendides tours de Babel de la pensée. Il ne fut pourtant donné qu’à de rares esprits – les plus remarquables - de parachever ce genre d’entreprises. Ainsi de L’Ethique de Spinoza ou La phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Ce genre de philosophie semble s’édifier « sub specie aeternitatis » (« Du point de vue de l’éternité »). Du haut de sa tour le philosophe peut contempler la vérité, unique, éternelle, immuable, toujours égale à elle-même, en tout temps et en tout lieu.


La deuxième catégorie appartient aux livres dont l’ambition n’est pas la construction mais la destruction. Il n'est évidemment pas question ici de ces destructions temporaires visant à s'assurer d'un sol plus solide, tel le doute méthodique de Descartes ou le « je sais que je ne sais rien » de Socrate. Il s’agit plutôt de destructions radicales à la suite desquelles les évidences premières ne sont plus "évidentes" et encore moins "premières". La pensée déclenche alors un réveil soudain hors de ces certitudes inébranlables qui prétendent dicter une quelconque marche à suivre. On entre ici en philosophie quand la raison perd pied, quand les "vérités éternelles" ne sont plus des obstacles insurmontables. Chestov fait partie de ce genre de penseur.



La fantaisie des dieux



Si Léon Chestov se permet de remettre en cause tout l’édifice philosophique depuis les grecs c’est qu’il a bien vu quelle était la condition sine qua non pour que la philosophie puisse s’établir comme science. Car si on veut pénétrer les énigmes de la vie encore faut-il que celle-ci soit soumise à un ordre stable, immuable, quelconque. Or, la trame narrative dont était tissée la mythologie grecque - faite d’arbitraire, de "coups de théâtre" imprévisibles, de ce qui "surgit soudain", etc. - constituait un obstacle rédhibitoire à la connaissance. Si le monde était le jouet de la fantaisie des dieux – c’est-à-dire de leur pouvoir illimité – tout était perdu. L’homme par nature craint l’arbitraire plus que tout au monde.


Il fallait donc que les dieux eux-mêmes soient contraints par des lois. Déjà au Ve siècle avant notre ère Hérodote affirmait que « les dieux eux aussi ne peuvent éviter la décision du destin ». Les dieux existent mais au-dessus d’eux, telle une épée de Damoclès, le destin se dresse, et dicte sa loi à tous. Toutefois Chestov souligne très justement que c’est à contrecœur qu’Hérodote – comme tout homme – se soumet au destin. La tyrannie du destin est malgré tout préférable à l’arbitraire. Après Hérodote, le pas véritablement décisif sera franchi par Socrate. Un peu à la manière de Nietzsche, Chestov désigne le premier décadent de l’histoire de la philosophie, celui dont nous subissons encore les illusions. A savoir Socrate.



Socrate et les dieux



Dans un des dialogues de Platon, Socrate pose une question : « Ce qui est saint l’est-il parce qu’il est aimable aux dieux ou, au contraire, est-il aimable aux dieux parce qu’il est saint ? ».


De la réponse à cette question dépend le sort des dieux.


Socrate prend fait et cause pour la seconde possibilité : les dieux ne sont nullement libres d’aimer ce qu’ils veulent. Au-dessus de l’Olympe se tient le Bien Suprême de Socrate comme jadis se tenait le Destin d’Hérodote. Mais l’affaire est plus grave : Hérodote cédait au destin à contrecœur, alors que Socrate aspire au bien de tout son cœur, de toute son âme. Librement, de son plein gré, il met le Bien sur un piédestal. Or, comment Socrate reconnait-il ce Bien qu’il chérit tant ? Par l’exercice du logos, de la raison. Socrate vient de mettre la raison au-dessus des dieux ! Eux-mêmes sont aiguillés par elle et rien n’a plus aucune valeur – nulle activité humaine ou divine - sans avoir été au préalable sanctifié par la déesse raison, installée par Socrate au-dessus des dieux.


On dit souvent que Descartes fit preuve de beaucoup de prétention en voulant faire des hommes les maîtres et possesseurs de la nature, mais « du cerveau de Socrate sorti l’idée du pouvoir illimité de l’homme non pas seulement sur la terre mais aussi sur les cieux ! »


Léon Chestov part donc de cette idée révolutionnaire de Socrate et montre comment celle-ci s’est propagée depuis la philosophie grecque jusque dans la religion de l’occident : l’hellénisme n’accepta le christianisme que pour autant que celui-ci put se justifier devant le tribunal suprême de la raison. Le « Credo quia absurdum » de Tertullien était réellement et pratiquement impossible à la culture grecque.



La théologie servante de la philosophie



Ainsi, les chrétiens ne purent polémiquer et vaincre les païens qu’en se faisant eux-mêmes platoniciens ou aristotéliciens. Ce fut pourtant une victoire à la Pyrrhus : le Dieu chrétien devait en échange être tenu lui-même par la raison.


La théologie depuis le Moyen Âge n’affirme-t-elle pas que la connaissance de l’existence de Dieu peut être atteinte au moyen de la seule lumière naturelle ? Que si l’homme est à l’image de Dieu c’est par sa raison ? Que si Dieu s’était incarné c’est qu’il était nécessaire qu’il s’incarnât ? La théologie n’est-elle pas la science de la foi ? Les "preuves" de Saint Thomas d’Aquin ne sont-elles pas issues d’Aristote ? Chestov s’attarde aussi sur l’attitude du christianisme vis-à-vis du salut. Il fallait impérativement que le salut des âmes soit compréhensible à la raison - c’est-à-dire non pas la foi seule, mais la foi et les œuvres.


Toutes ces considérations amènent Chestov à renverser le lieu commun de la philosophie "servante" de la théologie médiévale : au contraire, c'est la théologie qui fût la servante de la philosophie. En somme, l’infaillibilité pontificale n’était que le masque de l’infaillibilité de la raison. Le « pouvoir des clés », la prérogative des papes à pouvoir se prononcer sur la vérité immuable, une et éternelle, a été reçu en héritage de la philosophie grecque.


Dans l’Ancien et le Nouveau Testament, Dieu est Celui qui s’adresse à l’homme de personne à personne. Le problème pour le philosophe et ses déductions logiques c’est qu’une personne ne peut se rencontrer que "par hasard" : aucune démonstration n’y aboutira jamais. Jadis, il était donné aux seuls prophètes de rencontrer le Dieu vivant, mais le philosophe moderne n’accepte pas cette limitation arbitraire et déclare que la raison de tout un chacun est elle-même en capacité de pénétrer les derniers secrets de Dieu. Lisez le "prophète" Hegel, on y "rencontre" Dieu à chaque page !


Mais le Dieu de la théologie et de la philosophie n’est pas le Dieu vivant. Le Dieu des Ecritures n’est pas le « Premier moteur immobile » d’Aristote, la « Substance Eternelle » de Spinoza ou « l’Esprit » de Hegel. « Quel que soit l’abîme où l’homme se trouve précipité […] jamais il n’implorera le premier moteur ». Toutes ces philosophies cachent un horrible mensonge : elles ont tué Dieu et continuent de parler de lui comme si de rien n’était. « Ils ont tué Dieu et ils ne le savent pas encore ! » avait proclamé Nietzsche, percevant distinctement que le Dieu des philosophes n’était que le masque de l’athéisme, et que dans ce cas il valait encore mieux proclamer son athéisme tout haut.



La philosophie rationnelle



Le langage humain semble être incapable de circonscrire Dieu dans les limites étroites d’un concept philosophique sans détruire la signification même du mot "Dieu", et si Chestov approuve une quelconque théologie ça ne peut être que la théologie négative, celle des moines mystiques. Face à cela, la plus grande peur des philosophes et des théologiens c’est que Dieu renonce à être un "concept", car alors il pourrait renoncer à l’invariabilité et à l’immuabilité et paraître un beau jour au milieu des hommes sans être reconnu comme tel par la divine Raison. Selon Chestov, Dostoïevski ne dit pas autre chose dans sa Légende du grand Inquisiteur.


Toutefois, de par leurs natures respectives, la conciliation de Jérusalem avec Athènes – de la foi avec la raison – était condamnée à périr et les papes perdirent le « pouvoir des clés ». Il y avait encore beaucoup trop d’arbitraire dans les Ecritures saintes et on se résolu à construire la philosophie sur un terrain beaucoup plus solide. Depuis, ce sont les philosophes rationalistes qui prétendent détenir le « pouvoir des clés ».


Par exemple, Spinoza pratique la philosophie comme on fait de la géométrie : il parle des hommes et de Dieu, des affects et des passions, à la manière dont on démontre un théorème. Dans ces conditions, comment pourrait-il avoir tort ?


« Il fallait protéger la philosophie par tous les moyens, quels qu’ils fussent, qui étaient en son pouvoir. Si Spinoza avait été roi ou pape, il aurait eu recours aux bûchers et aux supplices. Mais il était pauvre, faible, méconnu. Il ne disposait que de sa raison. Il écrivit donc Ethica more geometrico demonstrata. Et il se trouva que par ce procédé il était possible de sauvegarder bien des choses, pour longtemps et bien mieux qu’au moyen des bûchers et des supplices. »



Qu’est-ce que la vérité ?



Le leitmotiv de Chestov, c’est la nature même de la vérité.


Dans le domaine de la réalité empirique - celui où s’étend souverainement la science - la vérité est une, égale à elle-même, immuable, respectant le principe de non-contradiction, etc. Dans les sciences, la vérité ne se laisse pas convaincre, elle se démontre. L’homme ne peut surmonter les démonstrations. Chestov parle d’une vérité terrible, une « vérité ceinte d’un ange au glaive de feu ».


Vient alors un "coup de théâtre" - la grande hypothèse de Léon Chestov - qui en l’espèce sera jugé absolument inadmissible : tout coup de théâtre n’est-il pas un "Deus ex machina" ? La raison a horreur des sauts : elle préfère la continuité et fait passer ses généralisations pour des "évidences premières". De quelle généralisation parle-t-on ici ?


Qui nous donne le droit, lorsqu’il s’agit de Dieu, de la liberté, ou de l’âme - problèmes infiniment plus essentiels que les vérités scientifiques – de généraliser les prédicats que porte la vérité empirique pour les étendre à la vérité métaphysique ? Est-ce bien légal ?


Comment savons nous que dans le domaine métaphysique la vérité est une, immuable, non-contradictoire ? Il se peut que les vérités métaphysiques possèdent des prédicats tout autres : ces vérités seraient libres de toutes démonstrations, de ne pas respecter le principe de non-contradiction, de ne pas être immuables, d’être au-delà du bien et du mal. Tout simplement au-delà de ce que peut concevoir l’homme. Tout le réel n’est peut-être pas rationnel, n’en déplaise à Hegel.


Si bien que le rôle de la philosophie ne serait plus de construire (comment construire quoi que ce soit dans ces conditions ?) mais de poser les bonnes questions (le langage humain en est-il seulement capable ?). Non pas une philosophie qui démontre mais une philosophie qui montre, pour reprendre les mots de Nicolas Gomez Davilà. Une philosophie qui ne sacrifie pas l’homme vivant et le dieu vivant sur l’autel des abstractions et des concepts. Une philosophie qui éprouve avec une acuité particulière la tragédie de l’existence individuelle et éphémère. En somme, une pensée qui se situe dans la lignée de l’existentialisme, qu’il soit chrétien (Kierkegaard) ou athée (Camus).


Dans la philosophie de Chestov, le mythe du péché originel est toujours présent en filigrane : en cueillant le fruit défendu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal l’humanité vit depuis lors dans la malédiction du savoir qui enchaîne. De tout temps l’homme a préféré la nécessité - qui est la fille de la raison – à la liberté. Spinoza lui-même était tellement aveuglé par la raison qu’il appelait "liberté" vivre selon la nécessité. Peut-être rétorquerez-vous à Chestov que ce n’est qu’un mythe, une belle histoire qui ne prouve rien. Ou peut-être vous laisserez-vous persuader ?

P-b
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P. b.

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