Et Dieu dit : "Que les Lumières soient !" Et les Lumières furent.

N'importe qui ayant un tant soit peu fréquenté l'école SAIT que les Lumières furent une des périodes les plus cool de notre histoire. Après la longue nuit du Moyen Âge (1000 ans de pensée unique) les philosophes usèrent enfin de la Lumière de la Raison pour nous libérer de l'obscurantisme – préfigurant par-là l’œuvre de Michel Onfray (ai-je lu quelque part). Voltaire, Rousseau - et tant d'autres - révolutionnèrent l'intelligence humaine. On leur doit la conception unitaire du genre humain. Encore mieux, les encyclopédistes - ces grands philanthropes - furent soudain pris d'un ardent souci d'éducation populaire ! Développant une vision profondément optimiste de l'homme, le siècle se conclut en fanfare : liberté, égalité et fraternité animent enfin le cœur des français.


Cependant, certains esprits chafouins, les ci-nommés Houston Stewart Chamberlain, Georges Vacher de Lapouge ou Arthur de Gobineau - des excentriques isolés, l'honneur est sauf ! - ne l'entendirent pas de cette oreille. Oui, malgré les prodigieux efforts déployés par nos Lumières, ces esprits étriqués allaient s’ingénier à battre en brèche l'universalisme humain légué par le XVIIIe siècle. La fin du XIXe semble signer le retour des "heures les plus sombres" (déjà !) : c'est du moins ce que nous racontent les esprits les mieux informés, désignant ce "côté obscur" de la pensée du vocable suggestif d'Anti-Lumières.


On raconte qu'à l'écoute d'une homélie célèbre, un obscur(antiste) polémiste tricolore aurait été "un peu tout ébloui". L’adjectif employé ici est de circonstance, je me permets donc de le faire mien : L'homélie républicaine sur les Lumières n'est-elle pas plus éblouissante encore ?



L'empirisme, ou le hard-discount de la pensée



Pour comprendre l'anthropologie développée par les Lumières en France il faut bien avoir à l'esprit qu'elle provient en droite ligne de l'empirisme anglais. L'essor des sciences expérimentales (Newton) et le déclin de la philosophie traditionnelle (la scolastique) engendrent un nouveau courant de pensée dont les fers de lance seront Thomas Hobbes, John Locke ou encore David Hume. Cette philosophie pose comme principe que toute idée dans l'esprit humain est toujours liée à un type d'expérience sensible. L'empirisme juge la capacité cognitive de l'homme de façon réductrice en lui interdisant d'aller au-delà de l'expérience.


Ainsi, la connaissance métaphysique propre à la scolastique est invalidée : toute abstraction non rattachée à l'expérience se trouve ravalée au rang de pur produit de l'imagination. C'est une pensée imprégnée de scepticisme : la connaissance métaphysique, théologique ou même la simple idée d'une "morale objective" sont reléguées au rang de simples curiosités de l’histoire.


Cela rattache l’empirisme à la fameuse "Querelle des universaux", opposants les réalistes (professant la réalité des "essences") aux nominalistes (les "universaux" ne sont que des "mots" utiles à des fin classificatoires mais n'ont aucune réalité). Il est facile de comprendre pourquoi les empiristes sont profondément nominalistes : les "idées", représentations de phénomènes sensibles dans l’esprit, sont toujours particulières. "L’universalité" est le propre des noms, des termes, mais jamais des idées ou des concepts.


Par exemple, la "nature humaine" ou "l'homme", quand on veut bien y réfléchir, ne sont que des mots utiles. Ce « grouillement d'animaux individualisés présents la surface du globe », l'esprit les classe et les dénomme de façon tâtonnante et approximative, par pure commodité. Ces mots – l’homme, l’humanité - n'expriment aucune réalité proprement existante. De là, les hommes des Lumières sont eux aussi nominalistes et ne peuvent croire aux essences, à leurs yeux simples résidus superstitieux d'une pensée "préscientifique".


Jacques Roger, historien des sciences, commentant Le Rêve de D'Alembert (Denis Diderot), observe que « Toute espèce, y compris l'espèce humaine, devenait éphémère et transitoire ou, pour mieux dire, les espèces n'existait pas ». A l'article "Animal" de l'Encyclopédie, que professe donc Diderot ? « Nos idées générales ne sont que des méthodes artificielles, que nous nous sommes formées pour rassembler une grande quantité d'objets dans le même point de vue ».


La science expérimentale, cela va sans dire, ne peut être que nominaliste : sa nature est de procéder par unification (du monde "sublunaire" et "supra lunaire" ou de "l'homme" et du "monde animal" par exemple). Michel Foucault avait correctement entrevu que « L’homme n’a pu se constituer en objet de la science qu’en se référant à sa propre destruction ».


Ainsi, le vocable "homme" n'est autre chose qu'un instrument pour désigner de nombreux êtres animés ayant assez de ressemblances pour pouvoir se prêter à cette "généralisation" permettant d'aider le langage. L'espèce humaine devient friable.



Javelliser l'essence humaine



Dans ce contexte philosophique se pose alors un problème. Comment définir, de façon un minimum rigoureuse (?!), la personne humaine ? A la fin du XVIIe, John Locke, dans une perspective empiriste, la définit ainsi : « un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux » (Essai sur l'entendement humain, 1689).


Visiblement, c'est le mieux qu'on puisse faire.


C’est là qu’affluent les questions. Qu'est-ce que "un être pensant" ? "Intelligent" ? Que signifie "Se regarder soi-même" ? Serions-nous moins humains en cas de pathologie mentale ? N'est-ce pas enfermer la dignité humaine dans un pur subjectivisme ?


En fait, la définition en question implique qu'il existe un degré d'humanité définit subjectivement et dépendant d'une capacité mentale plus ou moins développée. L'utilitarisme moral, issu de l'empirisme, n'évalue-t-il pas la dignité d'un être vivant à la quantité de douleur ou de plaisir qu'il est capable de ressentir ? C'est à dire relativement au développement de ses processus cognitifs ?


On peut donc être "plus ou moins homme". La ligne de démarcation n'est plus entre l'homme et l'animal mais entre l'esprit faible et l'esprit fort.


L’humanité est réduite à une "machine de chair" : pour le scientisme du XVIIIe les capacités mentales ont une origine purement matérielle et organique. La dignité humaine se déduit ensuite mécaniquement de la "vie sensorielle" du sujet. Nombreux sont les philosophes, médecins, naturalistes et autres expérimentateurs qui s’intéressent à la chimie des sensations (seul principe de l’entendement). Alain Corbin souligne qu’à cette époque le tout-sensations opère en tant qu’ersatz ou de substitut d’essence. L’homme se claquemure dans le "sentir" par « besoin de se sauver du non-être ». Diderot dira « Tout est expérimental en nous », Helvétius « Tout, jusqu’à l’humanité, est dans l’homme une acquisition ». Une acquisition ?


A cet égard, la vision des femmes dont nous gratifient les philosophes des Lumières servira d’exemple (mais le peuple en général ou les ethnies "exotiques" sont logés à la même enseigne). Dans ce cadre explicatif purement organique, on considère que chez la femme les fibres nerveuses sont telles que ses sensations, trop "évanescentes", ne sont pas faites (sauf exception) pour l’amener jusqu’aux hauteurs éthérées du raisonnement construit. En gros, son esprit "papillonne" de ci de là, et l’effort cérébral la rebute. Montesquieu lui-même parlera de fibres « plus molles, plus lâches, plus flexibles, plus délicates » que celle de l’homme. Diderot, Encyclopédiste en chef (donc grand démocrate du savoir ?) affirmera que « L’homme creusera une idée profonde ; ce travail fatiguerait une femme ». Pour Jean-Claude Delamétherie, célèbre physiologiste et chirurgien, les femmes « ne doivent pas oublier que leurs connaissances ne peuvent être que superficielles ». De là, pour Voltaire « la supériorité de l’homme sur la femme, c’est une chose entièrement naturelle, c’est l’effet de la force du corps et même de celle de l’esprit » (dictionnaire philosophique).



Cet être qu'on appelle l'homme



Le libre examen de la raison, dans ce contexte, n'est peut-être pas une si bonne nouvelle. Car nos esprits éclairés sont tellement "libres" qu’ils s'arrogent le droit d'examiner la dignité de pans entiers de l’humanité – ou, en langage nominaliste, de ce qu'on appelle, faute de mieux, humanité. Les idées de nos philosophes sont tellement larges qu'elles vont de l'antisémitisme à la haine du peuple, en passant par la misogynie ou le racisme.


De leur point de vue, la majeure partie de l'humanité est plus proche de l'animal qu'eux-mêmes ne le sont du reste de leurs congénères - on est jamais mieux servi que par soi-même. La "tolérance des Lumières" ? La "célébration de l'humanité" ? On célèbre et on tolère l'humanité, certes, mais le commun des mortels semble y être exclu. En fait, on bricole surtout en apprenti sorcier les critères de l'humanité.


La science de l'époque relaye évidemment tous les poncifs sous-humanisant appliqués à de nombreuses catégories de la population. Plus l'homme est réduit à une anthropologie réductionniste matérialiste, plus on peut labelliser cette anthropologie avec l’étiquette "science". Ce qui signifie, dans les bouches autorisées, la "vérité" délivrée des superstitions - qui oserait remettre en cause la VERITE ? Force est de constater que la vérité des scientifiques est bien plus impitoyable encore que l'était celle des théologiens.


Il ne faut évidemment pas se raconter d'histoire, l'humanité a toujours eu tendance à sous-humaniser certaines populations ou individus. Mais ce que le siècle des Lumières inventa c'est la légitimation scientifique du "sous-homme". Le siècle suivant sera décisif dans ce processus.



Le labarum des imbéciles



De ce "déni d’essence" propre au XVIIIe siècle, on ne sera donc pas surpris que l'idée "transformiste" fût déjà dans l'air du temps, et cela bien avant que ne soit publié L'origine des espèces (1859). On la retrouve chez plusieurs scientifiques des Lumières dont, notamment, Maupertuis.


Le darwinisme, au XIXe - la sélection du apte – apparaîtra donc dans un univers mental tout prêt à l’accueillir. A l’instar du darwinisme (ou de ce que l’on en comprend) les philosophes des Lumières ne furent-ils pas les promoteurs d'une "méritocratie biologique" ? En l’occurrence, une bonne partie de la bourgeoisie analyse et légitime son succès comme la preuve d'une supériorité biologique. Tant pis pour les êtres "inférieurs", ils n'ont que ce qu'ils méritent et occupent la place qui leur revient dans l'ordre naturel. Le darwinisme social vient légitimer non pas la filiation aristocratique d’Ancien Régime mais le nouvel ordre social issu des Lumières.


Cela étant, la confusion est souvent entretenue par les tenants de l'histoire officielle. Comment se dédouaner du darwinisme social et de ses conséquences ? En les attribuant à l'ancien modèle aristocratique qui aurait tenté de se rétablir contre la méritocratie bourgeoise. Contresens absolu. Est significatif, à cet égard, la place donnée aux lubies aristocratiques d’Arthur de Gobineau – son Essai sur l'inégalité des races humaines est une tentative de légitimation réactionnaire de la noblesse – comme origine de tous les racismes, alors que des biologistes progressistes de renommée comme Ernst Haeckel ou Julian Huxley passent complètement au travers des mailles du filet.


Le premier est un grand vulgarisateur de Darwin dont les ouvrages connurent un succès énorme (contenant entre autres une classification hiérarchique des races humaines). Son poids était incomparablement supérieur à maints auteurs cités de nos jours. L'autorité de Haeckel était d’une autre dimension que celle d’un Vacher de Lapouge par exemple, simple sous-bibliothécaire de son état. En France, Léon Dumont, antisémite notoire, se fit un devoir de rédiger une présentation des théories de Haeckel, expliquant aux politiciens conservateurs (légèrement frileux vis-à-vis du scientisme) qu'ils n'avaient rien à redouter de cette doctrine, en parfait accord avec leurs idées politiques.


Julian Huxley, eugéniste patenté, fut de son coté nommé patron de l'Unesco, c'est dire s'il était parfaitement en accord avec son époque. Quand celui-ci avance que « la différence mentale entre les types inférieurs d’hommes et les hommes de génie est presque aussi grande que celle qui existe entre l’homme et le singe », il est clair que ce genre de propos est dans la droite ligne de l’esprit des Lumières françaises. Il s’exprime quasiment mot pour mot comme le baron d’Holbach, Diderot, Voltaire et autres.


Est-il permis de s'interroger pourquoi les historiens mettent systématiquement en avant, s'agissant de propos sous-humanisant des parties du genre humain, des figures relativement marginales, plutôt que de glorieux scientifiques ou philosophes, prestigieux représentants de la science de leur temps ? Léon Poliakov remarquait que « Tout se passe comme si par honte ou par peur d’être raciste, l’Occident ne veut plus l’avoir jamais été, et délègue à des figures mineures (Gobineau, Chamberlain, etc.) la fonction de boucs émissaires. Un vaste chapitre de la pensée occidentale se trouve escamoté de la sorte, et cet escamotage équivaut à un refoulement collectif de souvenirs troublants ou de gênantes vérités ».


Au regard des événements tragiques du XXe siècle, ces mots de Voltaire à Mme du Deffand résonnent étrangement, « Les individus ne sont rien, et les espèces sont éternelles ». Le plus grand naturaliste des Lumières, Maupertuis, dans un livre publié de son vivant, salivait à l’idée d’une vivisection du cerveau de prisonniers à des fins médicales. Sa justification ? « Un homme n’est rien, comparé à l’espèce humaine » - une espèce "humaine" restreinte au cercle fermé de nos "rois-philosophes", dispensant leur Lumière de part le monde.


Au milieu du XXe siècle, un certain chef d’Etat faisait la confidence que « La lecture des écrits polémiques du XVIIe et du XVIIIe siècle français, ou des entretiens de Frédéric II avec Voltaire, vous inspire un sentiment de honte à l’idée du bas niveau intellectuel qui est le nôtre », « Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que nous nous sommes rapprochés de l’état de civilisation qui était celui des romains, au moment où s’implanta chez eux le christianisme » (Libres propos sur la Guerre et la Paix recueillis sur l’ordre de Martin Bormann, 1952).


Après cela, est-il encore possible d’affirmer que l'histoire tragique du XXe siècle serait l'héritière des "anti-Lumières" ?

P-b
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le 28 janv. 2022

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P. b.

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