Emmanuel Macron ? Un « Saint-Simon à trottinette »

Alors que le premier tour des élections présidentielles approche, le livre de Frédéric Rouvillois s’avère particulièrement utile à qui désire décrypter la matrice idéologique de celui qui semble promis à un second mandat présidentiel. En refermant ce livre, ce qui frappe de prime abord, c’est de constater à quel point les idées en question sont partout, à un niveau tel que l’on peut dire que celles-ci sont constitutives de ce que Frédéric Rouvillois nomme la "surmodernité". Derrière l’ascension de Macron il faut donc y voir l’adéquation parfaite d’un homme avec son temps.


Et pourtant, de façon paradoxale, le succès d’Emmanuel Macron sembla sur le moment absolument incompréhensible à maints analystes politiques. Défiant les catégories politiques habituelles (gauche/droite) on fut tenté de faire de lui un simple opportuniste, soutenant ses idées au gré des courants favorables. Ses fameux « en même temps » étaient soi-disant la preuve d’une absence de pensée cohérente.


Etonnant : des idées omniprésentes, bien qu’innommables. Echec sémantique rendu particulièrement manifeste par l’utilisation abusive d’un mot aussi bien fourre-tout que repoussoir, le terrible "néo(?)-libéralisme". Si ce mot témoigne de quelque chose, c'est plutôt de notre méconnaissance du libéralisme. A en croire certains, Macron serait un descendant de John Locke, Montesquieu, Adam Smith ou encore Friedrich Hayek.


Mais alors, de quoi Macron est-il le nom ? De Saint-Simon.



Saint-Simon



Au début du XIXe siècle, Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, fonde une école de pensée qu’on pourrait grossièrement définir comme un mélange de socialisme et de libéralisme, le tout teinté d’une philosophie historique progressiste. Sa foi religieuse, il la place dans le développement – le progrès - de la science, de la technique, du commerce et de l’industrie, considérés comme des moteurs déterminants de l’émancipation et du bien-être universel.


Sa pensée politique est à la croisée du XVIIIe siècle philosophique et du XIXe siècle industriel. En 1803, dans Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains, Saint-Simon préconise, inspiré par Newton, un "supergouvernement" des savants, constituant une sorte de pouvoir spirituel. Les scientifiques, associés aux industriels, doivent devenir la nouvelle classe dirigeante remplaçant la noblesse féodale. Selon lui, l'homme est en passe de comprendre les "lois naturelles" présidant à la science politique. A l’instar des lois de la physique et de la chimie ayant permis l’essor industriel, la découverte des lois de la société engendrera une amélioration du bien-être général.


Sa conception de la politique est entièrement contenue dans un petit texte resté célèbre, sa fameuse "Parabole" :



  • D’abord, Saint-Simon se demande ce qu'il adviendrait si la France perdait subitement « ses cinquante premiers » dans une liste longue et détaillée de corporations et de métiers (physiciens, chimistes, mathématiciens, architectes, banquiers, maçons, etc.) – ceux qu'il décrit comme « les plus essentiellement producteurs, (…) ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive ». Le résultat mettrait le pays sur la voie du désastre, « la nation deviendrait un corps sans âme ».

  • Ensuite, il se demande ce qu'il adviendrait si la France perdait ses principales élites politiques : « Admettons que la France ait le malheur de perdre (…) tous les grands officiers de la Couronne, tous les ministres d'Etat, avec ou sans département, tous les conseillers d'Etat, tous les maîtres des requêtes, tous ses maréchaux, tous ses cardinaux, (…) et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement. (…) Cette perte des trente mille individus réputés les plus importants de l'Etat ne causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n'en résulterait aucun mal politique pour l'Etat. »


Première similitude : Emmanuel Macron s’est présenté en 2017 comme celui qui allait remplacer une classe politique – celle de "l'ancien monde " –, décrite comme uniquement motivée par le maintien de ses privilèges, par une nouvelle génération d'élus issue de la société civile et du monde économique.


Mais revenons d’abord à l’histoire du saint-simonisme.



Partout et nulle part



En fait, si le saint-simonisme semble un peu "partout et nulle part", au point de n’être jamais vraiment nommé comme tel, la raison en est principalement sa destinée historique particulière. A savoir un échec institutionnel couplé à un succès idéologique.


En 1832, peu après la mort du maître, le saint-simonisme subit un terrible revers à la suite du procès dont il fait les frais sous le gouvernement libéral de Louis-Philippe. Ses chefs sont en prison, ses cadres sont dispersés, d’autres sont exilés, son "Eglise" est en faillite. Bref, c’est un échec institutionnel. De surcroit, on peut aussi se demander si l’œuvre de Marx n’a pas fait oublier ce socialisme, que le philosophe qualifiait "d’utopique" : à la fin du XIXe, il n’y avait pas d’autre "socialisme" que le marxisme.


Si le nom du saint-simonisme fut relégué aux "oubliettes de l’histoire", ce ne fut pas le cas de ses idées. Friedrich Hayek note que son influence fut même « beaucoup plus importante qu’on l’a pensé en général ». La "diaspora" saint-simonienne était majoritairement constituée, à l’époque, de polytechniciens, de banquiers ambitieux, d’industriels ou encore de financiers. Et c’est bien eux, à tous les échelons, qui poseront les bases matérielles et idéologiques du monde moderne. Ainsi, en 1841, l’homme politique Louis Reybaud note « qu’aujourd’hui le saint-simonisme ne semble pas avoir renoncé […] à la conquête du monde. Seulement il y procède par un travail souterrain. »


Le programme saint-simonien, développé par ses disciples, fut donc mis en œuvre par ces derniers dans le cadre de la révolution industrielle. Ceux-ci seront les principaux acteurs de l’industrialisation de la France, de l’essor du machinisme et du développement des réseaux : réseaux de transports (chemins de fer), réseaux financiers (grande banque, crédit) et réseaux humains (urbanisation). A l’échelle internationale on peut mettre à leur actif le percement du canal de Suez et du canal de Panama.


Les grands "capitaines d'industrie" furent donc majoritairement des saint-simoniens. L’un d’eux, Michel Chevalier, était même le conseiller économique de Napoléon III. Citons aussi Prosper Enfantin, Paulin Talabot ou encore les frères Pereire, participant chacun aux grands travaux industriels de la France. Napoléon III lui-même se réclama de cette école – on dira de lui qu’il est un « Saint-Simon à cheval ».


Emmanuel Macron ? Pour Frédéric Rouvillois, c’est un « Saint-Simon à trottinette », qui, sur plusieurs points, prolonge à son tour l’œuvre du maître.



Sanctification du travail



Le saint-simonisme, ce socialisme des industriels, accorde une place de premier ordre au travail. « Pour nous, tout mode d’activité sera […] sanctifié », « A l’oisif, Saint-Simon est venu dire : ton oisiveté est impie […] Tu travailleras » lit-on dans les écrits saint-simoniens. Ainsi, le travail constitue le seul principe rationnel de structuration d’une société. Ce qui signifie que l’unique base hiérarchique valide, fondant les différences et les inégalités, doit être basée sur la valeur productive (et utile) de l’individu. C’est le « principe de rétribution selon les œuvres », pilier de l’utopie future.


Etablie uniquement en fonction des capacités et des œuvres, cette hiérarchie justifie l’inégalité sans limite des fortunes et des revenus. S’il n’y a plus d’oisifs, il y aura par contre des riches et des pauvres. Contrairement à la vision libérale du travail, considérée comme une obligation privée, - un "vice" égoïste qui contribue à la "vertu" publique – Saint-Simon envisage le travail comme un devoir social et collectif, voué à améliorer matériellement le sort de l’humanité. C'est un vecteur d’émancipation : le marché doit libérer l’individu de toutes les pesanteurs (les traditions, les frontières, les cultures, etc.) qui pèsent sur lui.


De là, on en déduit facilement la dissolution du politique dans l’économie, ou, pour le dire comme Saint-Simon, « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». Le seul paramètre de la réussite ou de l’échec d’un gouvernement sera les chiffres de la production, le taux de chômage ou encore le montant de la dette publique. Toute autre considération sera considérée comme une entrave à la bonne marche du système économique et financier. L’Etat a vocation à devenir une entreprise, une Start-up. C’est le sens précis de sa fameuse Parabole, on l’a vu.


De l’inégalité des capacités, le saint-simonisme en déduit l’inégalité politique, c’est-à-dire le règne de ceux qui savent, qui produisent et qui peuvent. C’est-à-dire le gouvernement - ou plutôt l’administration - des experts et des industriels. La politique étant devenue une science - celle de la production – il est logique de la confier à ceux qui ont les compétences techniques pour l’assurer au mieux. En science, il ne saurait y avoir des "opinions" : on ne distingue que le vrai du faux, le mensonge de la vérité. Saint-Simon disait, à l’endroit du pouvoir populaire, « remarquez que les propriétaires, quoiqu’inférieurs en nombre, possèdent plus de lumières que vous, et que, pour le bien général, la domination doit être répartie dans la proportion des lumières ». Toujours se méfier des masses ignorantes.


Actuellement, on pense au rôle de plus en plus important dévolu aux "Think tanks", ces groupes de réflexion privés coordonnant des entrepreneurs, des politiques et des universitaires, court-circuitant les voies démocratiques traditionnelles. On y retrouve entre autres la Fondation Saint-Simon, l’Institut Montaigne ou Terra Nova, fournissant le "premier cercle" des proches du président de la république.



Liquidation



Le saint-simonisme est bien un socialisme – celui des industriels, certes –, inséparable d’une vision optimiste de l’histoire héritée du XVIIIe siècle.


Socle de la société future, le commerce permet la prospérité matérielle et la pacification générale, en même temps qu’il justifie les inégalités. Tout autre vecteur d’inégalité indépendant des capacités de l’individu – de son mérite - est irrationnel, donc injustifiable et devra être en conséquence liquidé. Coupables sont la famille ou la nation (par exemple), transmettant des fortunes diverses aux individus, empêchant l’égalité sur la ligne de départ. Doublement coupables même, car en érigeant des barrières entre les hommes, ils s’opposent au paradis du socialisme.


Ainsi, Abel Transon évoque « ce grand récit d’un avenir où l’humanité ne sera plus qu’une famille, une famille où la naissance sera sans droit d’aînesse », Gustave d’Eichthal donne pour but à son époque « l’organisation des races humaines en une famille ».


Il n’est pas de similitude plus marquante, entre le saint-simonisme ancien et moderne, que le sort fait à l’idée de nation. Saint-Simon prévoyait que les États européens s’unissent pour que soient réalisés de grands travaux industriels. Dans De la réorganisation de la société européenne (1814), il élabore le projet d’une Europe fédérale, orbitant autour d’un parlement composé de savants, d’industriels, de négociants, échappant au contrôle du peuple. Ces spécialistes devaient réduire la politique à un simple calcul d’efficacité, sans passions ni visées impérialistes.


Ce genre d’idée est loin d’être resté à un stade purement théorique. Michel Chevalier sera à l’origine des accords de Cobden-Chevalier entre le France et la Grande-Bretagne (1860). Conseiller économique de Napoléon III, il désire la création d’une union monétaire : « Rien ne serait plus conforme aux tendances de la civilisation et aux besoins du commerce moderne. Les hommes s’habituent à considérer comme une patrie l’Europe entière, toute la planète même. »


Cette "liquidation" de "l’ancien monde" ne se comprend qu’en rapport à une philosophie de l’histoire : l’humanité marche inéluctablement vers la prospérité matérielle, le savoir scientifique et technique, l’émancipation individuelle et l’unification. Chez les saint-simoniens, le progrès prend l’aspect d’une véritable religion immanente :



Humanité, fille de Dieu ! Humanité, reine du monde ! […]



Ta gloire est sans égale, ta puissance est sans borne ! […]



Marche ! Marche !



Il y a en toi une plus grande force que tous ces grands obstacles […]



Marche !



Ah, tu béniras ta destinée, lorsque l’horizon agrandi te permettra de voir le but qui te sera proposé ! […]



Point de repos, il faut marcher ; la loi est prononcée ; une force
invincible, un amour invincible t’entraîne à l’avenir ;



Marche !



L’avenir est beau, si glorieux !



(Abel Transon, De la religion saint-simonienne)


Malgré les apparences, on peut toutefois s’interroger sur le caractère véritablement utopique d’un tel projet : engendrera-t-il « l'amélioration physique et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », comme le souhaitait Saint-Simon ? Malheureusement, il est vraisemblable qu’au sein de ce monde liquide, « seuls les très bons nageurs auront une chance de s’en sortir. […] Autrement dit, dans cet univers organisé autour de l’économie, de la production, de la consommation et de l’échange, les très riches, ou ceux qui sont susceptibles de le devenir ».

P-b
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le 25 mars 2022

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P. b.

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