Troisième roman du cycle des Rougon-Macquart,



Émile Zola reste à Paris et, après l’étude des mœurs dissolues de l’aristocratie oisive de l’ouest, se consacre à une longue et exhaustive description des nouvelles Halles dont les splendides pavillons Baltard viennent d’être montés dans le centre de la ville, précisant l’immensité tentaculaire de la capitale, tout en s’attaquant ici au confortable immobilisme petit bourgeois des commerçants affairés, qui engendre leur égoïste négation d’une misère environnante qu’ils ne voient plus.


Le Ventre de Paris, c’est ce centre vivant de la nourriture déversée là chaque matin depuis les campagnes lointaines pour y être vendue et dispersée dans les moindres recoins de la cité :



les nouvelles Halles qui viennent d’être érigées sont alors des cathédrales de la modernité,



et Zola ne pouvait passer à côté de l’intense activité organique de la société contemporaine.



Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. C’était
comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de
la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoires colossales, vacarme
fait du tapage de l’approvisionnement, depuis les coups de fouet des
gros revendeurs partant pour les marchés de quartier, jusqu’aux
savates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en porte
offrir des salades, dans des paniers.



Le ventre parce que c’est là que transite toute la digestion d’une ville, là que Paris tout entier se nourrit, de là que naissent de nouvelles religions impies, ces religions du confort et de la bonne chère, de l’opulence et de la surabondance. Émile Zola ne renie pas la beauté intrinsèque des pavillons Baltard, ni leur étonnante fonctionnalité. Simplement, il souligne leur adéquation à l’évolution sociale à l’œuvre sous le Second Empire et s’interroge sur l’urbanisme.



Ça ressemble à tout ce qu’on veut, à des bibliothèques, à des
observatoires, à des pigeonniers, à des casernes ; mais, sûrement,
personne n’est convaincu que le bon Dieu demeure là dedans. Les maçons
du bon Dieu sont morts, la grande sagesse serait de ne plus construire
ces grandes carcasses de pierre, où nous n’avons personne à loger…
Depuis le commencement du siècle, on a bâti un seul monument original,
un monument qui ne soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement
dans le sol de l’époque ; et ce sont les Halles centrales.



Les descriptions sont nombreuses, passionnantes, impressionnantes.
Couleurs, odeurs, matières, de la viande aux poissons, légumes et fromages, fleurs, tout y passe, des pages magnifiques comme des peintures, détaillées, luisantes de fraicheur et puantes de pourritures, le réel à l’œuvre, l’auteur confirme



la poésie naturaliste de sa plume,



un art incroyable de la description visuelle et sensorielle. Les personnages traversent les Halles en tous sens, et le lecteur les y accompagne avec l’impression constante d’y être immergé.


Pour renforcer l’effet, l’écrivain n’hésite pas à se mettre en scène dans le personnage de Claude Lantier, l’un des fils de Gervaise Macquart, peintre en quête d’un sujet, fasciné par le quartier : « Claude était ravi de ce tumulte ; il s’oubliait à un effet de lumière, à un groupe de blouses, au déchargement d’une voiture. » L’artiste et l’auteur se confondent dans leurs points de vue, Claude Lantier est un humaniste, se rejoignent aussi dans leurs ambitions.



Il rêva longtemps un tableau colossal, Cadine et Marjolin s’aimant
au milieu des Halles centrales, dans les légumes, dans la marée, dans
la viande. Il les aurait assis sur leur lit de nourriture, les bras à
la taille, échangeant le baiser idyllique. Et il voyait là un
manifeste artistique, le positivisme de l’art, l’art moderne tout
expérimental et tout matérialiste ; il y voyait encore une satire de
la peinture à idées, un soufflet donné aux vieilles écoles.



C’est précisément ce que fait Émile Zola, son style novateur dépasse le réalisme pour y porter plus qu’un témoignage de son époque, un point de vue sur la déliquescence sociale qui s’y épanouit,



une peinture sociale naturaliste en mouvement.



Pour illustrer ce combat de la survie des uns contre la débauche des autres, l’auteur ne tranche ni chez les uns ni dans les autres, mais développe des personnages de l’entre-deux. Travailleurs et commerçants, assez riches pour vivre grassement, trop peu pour être oisifs : ni les pieds, condamnés à traîner le corps sans honneur, ni la tête, portée loin au-dessus, loin des réalités, mais le ventre encore, le juste milieu.
Parmi la foule des commerçants, Lisa Macquart, est une fière charcutière, travailleuse et enjouée. Elle a obtenu son commerce en épousant Quenu, gras apprenti du propriétaire décédé. Épargnée par l’ivrognerie familiale, elle garde malgré tout l’instinct aigu de la survie égoïste, le goût nécessaire du travail, et son mariage présenté comme une association raisonnable plutôt que né de la sincérité d’un tendre amour en atteste, le penchant des petites manipulations en vue de faire perdurer et prospérer son confort.



Les idées de Lisa étaient que tout le monde doit travailler pour
manger ; que chacun est chargé de son propre bonheur ; qu’on fait le
mal en encourageant la paresse ; enfin, que, s’il y a des malheureux,
c’est tant pis pour les fainéants. C’était là une condamnation très
nette de l’ivrognerie, des flâneries légendaires du vieux Macquart.
Et, à son insu, Macquart parlait haut en elle ; elle n’était qu’une
Macquart rangée, raisonnable, logique avec ses besoins de bien-être,
ayant compris que la meilleure façon de s’endormir dans une tiédeur
heureuse est encore de se faire soi-même un lit de béatitude. Elle
donnait à cette couche moelleuse toutes ses heures, toutes ses
pensées.



Responsable autant de sa petite fille que de son époux trop sensible et trop indécis, elle œuvre jour après jour de tout son être à la marche du commerce. Sans repos ni répit. Sans trop se questionner sur la vie. Calme et sereine au cœur d’un quartier fourmillant, elle reste en place derrière l’étal de sa boutique.


L’arrivée de Florent, le frère de son mari, dérange rapidement sa tranquillité d’esprit.



Échappé de Cayenne, où les journées de Décembre l’avaient jeté,
rôdant depuis deux ans dans la Guyane hollandaise, avec l’envie folle
du retour et la peur de la police impériale, il avait enfin devant lui
la chère grande ville, tant regrettée, tant désirée.



L’auteur insiste sur leurs différences.
Florent, bagnard, est tout ce que Lisa n’est pas : maigre, affamé, indécis et discret, apeuré. Plein d’espoirs pourtant, il ne sait encore les identifier réellement, brouillé par la faim et les perspectives floues d’un nouveau départ, encore moins comment les réaliser. Quand il découvre ce que sont devenues les Halles, éprouvé par plusieurs mois de fuite, il n’est qu’une ombre, submergée par les possibilités cauchemardesques de la ville.



Il était devenu sec, l’estomac rétréci, la peau collée aux os. Et
il retrouvait Paris, gras, superbe, débordant de nourriture, au fond
des ténèbres ; (…) et il lui semblait que tout cela avait grandi,
s’était épanoui dans cette énormité des Halles, dont il commençait à
entendre le souffle colossal, épais encore de l’indigestion de la
veille.



Après l’immersion intense, surabondante, dans les frais effluves de l’aube sur l’immense marché à ciel ouvert qui encombre les venelles du quartier, Florent retrouve Quenu. Les deux frères s’épanchent de ce bonheur inattendu et même Lisa cède, souriante, aux obligations familiales, accepte d’héberger le fugitif. Quand il s’installe, le contraste est saisissant : « Ils suaient la santé ; ils étaient superbes, carrés, luisants ; ils le regardaient avec l’étonnement de gens très gras pris d’une vague inquiétude en face d’un maigre. Et le chat lui-même, dont la peau pétait de graisse, arrondissait ses yeux jaunes, l’examinait d’un air défiant. » Le regard que Lisa lui porte en retour est déjà juge : « Un homme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles. »


Florent va d’abord se laisser séduire par les éclatantes couleurs et les innombrables richesses nourricières, les joies vives du quartier, l’apparente opulence qui offre à la vie qui s’écoule là le plaisir de l’innocence. L’environnement tout entier dédié à la bouche suffit à le nourrir, et il vit ses premiers jours de flâneries, heureux de s’asseoir en famille à chaque repas autant que de s’enivrer des abondances étalées sous les pavillons jusqu’à déborder dans les ruelles.



Une plénitude emplissait Florent ; il était comme pénétré par cette
odeur de la cuisine, qui le nourrissait de toute la nourriture dont
l’air était chargé ; il glissait à la lâcheté heureuse de cette
digestion continue du milieu gras où il vivait depuis quinze jours.
C’était (…) un lent envahissement de l’être entier (…) il se surprit à
vouloir passer d’autres soirées semblables, des soirées sans fin, qui
l’engraisseraient.



Lisa, toute Macquart qu’elle est, après s’être vue refuser par Florent la part d’héritage qu’elle lui proposait, reste déterminée à se défaire de l’encombrant bagnard aussi doucement que possible. « Elle s’irritait peu à peu de le rencontrer sans cesse dans ses jambes, oisif, ne sachant que faire de son corps. D’abord, ce ne fut qu’une haine raisonnable des gens qui se croisent les bras et qui mangent, sans qu’elle songeât encore à lui reprocher de manger chez elle. »
Pour elle, il n’est d’épanouissement que dans le travail, à chacun de s’assumer. Elle pousse son beau-frère à prendre un emploi et insiste quand l’occasion se présente. Conscient qu’il faut bien démarrer quelque part, Florent cède et se retrouve sous la halle aux poissons. Il se satisfait un temps de cette nouvelle vie, de l’innocence des enfants qui courent les allées.
C’est l’occasion de quelques moments de clartés éphémères dans les traces furtives des amants Cadine et Marjolin : « De là vinrent les tendresses qu’ils eurent pour les grandes Halles, et les tendresses que les grandes Halles leur rendirent. Ils étaient familiers avec ce vaisseau gigantesque, en vieux amis qui en avaient vu poser les moindres boulons. Ils n’avaient pas peur du monstre, tapaient de leur poing maigre sur son énormité, le traitaient en bon enfant, en camarade avec lequel on ne se gêne pas. Et les Halles semblaient sourire de ces deux gamins qui étaient la chanson libre, l’idylle effrontée de leur ventre géant. »


Mais il y a chez Florent trop de souffrances passées et trop d’idéalisme pour qu’il ne réalise pas l’insignifiance de leur condition,



le fourmillement absurde des Halles



qui l’avale insidieusement, trop de conscience pour se laisser berner par la profusion écœurante des excès de ce ventre insatiable : « Mais, par les soirées de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d’un frisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes, les nausées le secouaient de nouveau, son rêve s’égarait, à s’imaginer des étuves géantes, des cuves infectes d’équarisseur où fondait la mauvaise graisse d’un peuple. »


Bientôt Florent se crée, autour de Claude Lantier, un réseau de connaissances et d’amis.



Fatalement, Florent revint à la politique. Il avait trop souffert
par elle, pour ne pas en faire l’occupation chère de sa vie. (…) on
l’avait traité en loup, il se trouvait maintenant comme marqué par
l’exil pour quelque besogne de combat.



Tous se retrouvent chaque soir dans l’échoppe d’un liquoriste et discutent de politique. Tous condamnent le régime, « Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. Tout le monde crève la faim. » Tous exècrent l’opulence qui ne laisse que des miettes au peuple, et Florent se trouve une famille, se prend à rêver, active sa conscience et passe son temps à imaginer de nouvelles voies, libertaires, idéalistes, révolutionnaires.



Voulant échapper aux tentations de méchanceté, il se jeta en pleine
bonté idéale, il se créa un refuge de justice et de vérité absolues.
Ce fut alors qu’il devint républicain ; il entra dans la république
comme les filles désespérées entrent au couvent. Et ne trouvant pas
une république assez tiède, assez silencieuse, pour endormir ses maux,
il s’en créa une. (…) les livres ne lui parlaient que de révolte, le
poussaient à l’orgueil, et c’était d’oubli et de paix dont il se
sentait l’impérieux besoin. Se bercer, s’endormir, rêver qu’il était
parfaitement heureux, que le monde allait le devenir, bâtir la cité
républicaine où il aurait voulu vivre : telle fut sa récréation,
l’œuvre éternellement reprise de ses heures libres.



Malgré l’immensité tentaculaire de Paris, les quartiers sont encore des villages, tout le monde se connait et l’arrière-plan est riche de personnages secondaires : fromagères et poissonnières, commères et apprentis. Tout le monde s’y parle de tout le monde. De rumeurs en soupçons, Lisa s’inquiète des agissements de ce beau-frère révolutionnaire qui vit sous son propre toit.



Qu’on mette en cause les hommes de sa trempe, qui réalisent des
fortunes trop grosses, je le comprends. (…) Mais nous, nous qui vivons
si tranquilles, qui mettront quinze ans à amasser une aisance, nous
qui ne nous occupons pas de politique, dont tout le souci est d’élever
notre fille et de mener à bien notre barque ! allons donc, tu veux
rire, nous sommes d’honnêtes gens !



Tout se résume dans le regard que portent Claude Lantier et Émile Zola sur les choses :



il finit par classer les hommes en Maigres et en Gras, en deux
groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et
jouit. (…) C’est une continuelle ripaille, du plus faible au plus
fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à son tour…



C’est évidemment l’auteur qui parle, qui porte un jugement définitif sur



ce ventre en digestion constante, insatiable cannibale :



« C’étaient les Halles crevant dans leur ceinture de fonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée. »


Le peintre, le bagnard, l’auteur, conscients de leurs faiblesses autant que de leurs inutiles incompétences, « Il n’en faut plus, des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, des gens qui s’embrassent à la moindre égratignure… », tous se rencontrent alors : « Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras, s’arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belle digestion. »


La solution serait-elle pire que le problème ? La révolution nécessaire ?



L’égoïsme des classes est un des soutiens les plus fermes de la
tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit égoïste. (…) Il faut dix
ans de dictature révolutionnaire, si l’on veut habituer un pays comme
la France à l’exercice de la liberté.



La démonstration par la vie est faite. Zola livre



un roman sombre de désillusion sous les riches couleurs de l’opulence nourricière.



À quoi bon tenter de changer le monde quand la vie nourrit raisonnablement le ventre ? Comment se laisser porter par l’idéal quand le quotidien assure son lot de confort nécessaire ? Et s’il faut faire taire les mécontents, la paix générale n’hésite pas : Lisa a reniflé Florent, l’a charcuté, saucissonné, puis découpé, l’a avalé et digéré. L’innocente grasse s’est repue du maigre aux pauvres espoirs.



Quels gredins que les honnêtes gens ! 


Le Ventre de Paris digère amèrement les espoirs humanistes de l’auteur dans la réalité urgente du quotidien des hommes. Et confirme, dans le cycle des Rougon-Macquart, l’angle d’attaque révolté d’Émile Zola contre un régime de parvenus inconsistants qui se contente d’entretenir les rouages d’une machine économique affamée au détriment des ventres vides qui la meuvent et dont elle se repait inlassablement.



Inhumaine.


Matthieu_Marsan-Bach
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le 14 janv. 2016

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